L'arrivée s'était faite en milieu de matinée, comme celle de bien des navires marchands qui déchargeaient leurs cargaisons dans une organisation réglée comme une boîte à musique. L'odeur de l'iode se mêlait à celle de la sueur, des poissons et des denrées venues de tout l'Archipel et qui ne parvenaient pas à rendre l'air plus respirable. Bronco descendit du navire sur lequel il avait embarqué dans la nuit et s'éclipsa bien vite du port. Ses affaires l'attendaient dans un tout autre endroit.

Encapuchonné sous une cape, laquelle dissimulait son torse aux bandages écarlates, il s'engouffra dans un dédale de ruelles qu'il n'avait plus fréquentées depuis des années mais qui lui paraissaient toujours aussi familières. Il les avait connues par cœur à force de les parcourir pour rejoindre le bordel, et ce fut donc à celui-ci qu'il arriva sans encombre. Levant les yeux, il reconnut l'étroite entrée des domestiques placée en arrière du bâtiment. Était-elle à l'intérieur ? Travaillait-elle seulement encore là ? Ses pupilles glissèrent sur le mur pour s'arrêter sur une fenêtre au bois fatigué. S'avançant jusqu'à elle, il ne put retenir un léger sourire en la voyant ouverte. Il ne l'avait jamais vue fermée alors qu'il rendait régulièrement visite à la domestique, qui la laissait ainsi pour qu'il puisse la rejoindre. Après tant d'années, revoir cet accès toujours ouvert lui donna la sensation que rien n'avait changé. Et pourtant.

Bronco s'assura que la lame pendant à sa ceinture y était bien accrochée, puis s'engouffra à l'intérieur du bâtiment, se retrouvant dans une pièce sombre et fraîche qu'embaumaient les fruits, légumes et céréales qui y étaient stockés. Il s'avança à tâtons, sa vue s'adaptant petit à petit, et rejoignit la porte qui menait au reste du quartier domestique du bordel. Il l'entrouvrit et se pencha vers l'ouverture, observant dans le couloir les allées et venues de torkos s'affairant à préparer le déjeuner pour les filles de l'établissement. Sortir de là était bien plus facile la nuit... Les épiant, il en écoutait les discussions, espérant à tout moment saisir une référence à celle qu'il était venu voir, ou bien même mieux : entendre cette dernière. Mais rien à faire, les quelques bribes qu'il put saisir ne concernaient que le travail et certaines moqueries quant à certains clients du bordel.

Il patienta de longues minutes, pour ne pas dire plusieurs heures, se dissimulant derrière un tas de sacs en jute lorsqu'un torkos entrait. Il devrait trouver un autre moyen pour s'assurer qu'elle travaillait toujours en ces lieux.
L'heure du repas était passée depuis un bon moment lorsque la porte s'ouvrit doucement, faisant se tapir Bronco derrière les sacs. Sa position peu confortable tirait sur son flanc endolori et lui arracha un discret gémissement de douleur qu'il espérait avoir imaginé. Malheureusement pour lui, la personne se trouvant à quelques mètres sembla attirée par sa position et l'ancienne escorte put en entendre les pas, rapprochés, qui se dirigeaient vers lui. Tournant la tête, il fit face à un enfant aux yeux tout aussi noirs que les siens et à l'air étrangement familier. Tous deux se regardèrent en silence, pendant quelques secondes, avant que le garçonnet ne lui adresse un sourire et ne parte en courant. Qu'allait-il faire, le dénoncer ?

Bronco se leva doucement et rejoignit la porte par laquelle il passa brièvement la tête en s'assurant que le couloir était vide pour enfin sortir de cette pièce. Il rasa le mur sur quelques mètres avant de s'arrêter net. Devant lui, au bout du couloir, il la reconnut avant qu'elle ne regarde dans sa direction. Se glissant par la porte contre laquelle il était, il se trouva dans un étroit débarras. Son cœur avait accéléré sa cadence dans un rythme endiablé, menaçant de traverser sa poitrine à chaque battement. Elle était donc toujours là et semblait s'approcher aux bruits de pas qu'il pouvait entendre. Plus leur son montait, plus Bronco se raidissait, ne sachant comment agir en cet instant. Ce fut en la voyant dépasser l’entrebâillement de la porte qu'il lui attrappa le bras et l'entraîna dans le débarras. Il avait jusqu'ici très bien planifié son retour au bordel pour la revoir, mais il n'en était rien des retrouvailles. Immobile, le souffle coupé, il pressait une main sur sa bouche et la plaquait contre le mur tout en la fixant dans les yeux, sans agressivité pourtant.