Après avoir eu l'accord de Vhanéa pour se rendre à Opalgöor, Kjeld avait passé les jours qui suivirent à dépenser l'argent de sa maîtresse. Il lui avait tout expliqué, notamment que la forge Prodreck n'acceptait pas les galions. Elle l'avait écouté et lui avait fait confiance. En contrepartie, il lui avait fait promettre de ne pas se promener seule le soir durant son absence, absence qui durerait un certain temps.
En réalité, il ignorait combien de temps il faudrait au forgeron pour réparer sa hache mais il avait voulu être optimiste auprès de Vhanéa. Elle était encore sous le choc de l'agression et il ne voulait pas la brusquer.

Quoiqu'il en fut, il était à présent à quelque mètres de l'entrée de la boutique après un trajet d'une bonne journée. La boule au ventre, il s'était traîné jusqu'à Opalgöor, sans savoir si Drishka serait encore là. Huit années s'étaient écoulées et il était sur le point de manquer à sa promesse auprès de Rohira. Il reverrait Drishka si elle était toujours à la forge et il appréhendait grandement. Comment allait-elle réagir? Comment lui allait-il réagir? Il l'ignorait et préférait ne pas y penser. Mais plus ses pas le rapprochaient du lieu de leur rencontre et plus l'angoisse montait en lui.

Il s’arrêta à l'ombre d'un arbrisseau, tétanisé par la scène qui se déroulait sous ses yeux. Drishka était là, devant la porte. Elle portait un enfant dans ses bras, un enfant qui lui ressemblait drôlement de loin. Sur l'instant, il la trouva toujours aussi belle, non, plus belle encore que dans ses souvenirs. Les traits de l'adolescente s'étaient modifiés, lui conférant le visage d'un femme mûre à présent. Ses courbes toujours aussi généreuses portaient le cuir comme une évidence, et ses cheveux noir luisaient au soleil.

Il resta un instant subjugué, reportant son attention sur l'enfant et ne put s'empêcher de sourire, devant le charmant portrait familial qu'ils dessinaient tous les deux. Tous les trois à vrai dire, un homme était également présent. Il le regardait sans ciller, le coeur serré d'assister à ce qui lui avait été refusé: une famille heureuse.

Soudain, ce fut trop dur à supporter. Même s'il se réjouissait que Drishka ait trouvé le bonheur, il ne pouvait trouver un écho satisfaisant dans son coeur meurtri par la disparition de son fils, de sa femme, de sa propre famille.
Après être resté un bon moment à l'ombre pour les observer, il fit demi-tour, le coeur au bord des lèvres. Sa hache attendrait.

Kjeld marchait, se détournant de cette scène de bonheur auquel il n'avait pas droit. Il reviendrait plus tard quand il se serait remis de ses émotions, mais pour l'heure, il ne pouvait plus assister à cela. Cette image lui transperçait le coeur et lui donnait envie de fuir. Ce qu'il était entrain de faire. Cependant, il devait bien se l'avouer, revoir la femme que Drishka était devenue avait été un réconfort autant qu'une peine.

Il entendit sa voix qui l’interpellait, voix qu'il aurait pu reconnaître parmi mille. Son pas ralentit, mais ne s'arrêta pas, il ne pouvait pas, il n'en avait pas le droit.
Le petit garçon aux cheveux ébouriffé se faufila devant ses jambes et il fut bien contraint de stopper sa marche, faute de lui rentrer dedans. Drishka se précipita, saisissant l'enfant avant qu'il ne trébuche et lorsqu'elle leva les yeux vers lui....
Par tous les Dieux, elle n'avait pas changé. Leurs yeux se croisèrent à nouveau après huit ans de séparation et il en eut le souffle coupé.

Toute ses angoisses, toutes ses appréhensions le pétrifiaient, il n'osait plus bouger, non il ne le pouvait tout simplement plus.
Il aurait peut-être dû sourire pour dédramatiser la situation, mais il ne savait plus sourire depuis deux ans, alors la seule chose qu'il trouva pour combler ce vide embrassant, furent quelques paroles banales qu'il se força à prononcer.

- Bonjour Drishka.

Effort considérable si elle se doutait qu'il n'arrivait présentement plus à respirer. Il déglutit avec difficulté avant de poursuivre :

- La forge est fermée, je repasserais plus tard...si tu le veux bien..

Ses yeux restèrent bloqués dans les siens, comme aimantés, comme s'il cherchait à s'assurer qu'elle était bien là, réelle. Comme s'il cherchait à se persuader que la revoir n'avait rien éveillé en lui. Souvenirs de son corps chaud blottis contre le sien, de l'odeur de sa peau cuivrée, du goût de sa bouche, comme si les huit années n'avaient été que huit jours. Tout, il se souvenait de tout.

Elle resta aussi neutre que lui restait interdit en lui apprenant que la forge était fermée jusqu'au lendemain. La déception s'afficha instantanément sur son visage. Si depuis deux ans il lui était impossible d'exprimer des sentiments positifs, les sentiments négatifs eux ne se gênaient pas pour apparaître spontanément.

Lorsqu'elle émit l'idée qu'il ait cassé une de ses haches, son cœur manqua un battement. Il s'en voulait déjà suffisamment de l'avoir brisée mais le fait que Drishka le découvre lui faisait étrangement peur. Il était inquiet de savoir comment elle allait réagir, de savoir qu'elle pourrait lui en vouloir parce qu'il avait abîmé une de ses merveilles.

Et puis soudain, elle se dirigea vers la forge avec son enfant dans les bras, ouvrit la porte, disparu à l'intérieur pour mieux réapparaître seule sur le seuil avant de l'inviter à entrer, à sa manière : d'un ton acerbe et froid.

Il tressaillit car jamais il ne l'avait imaginé de la sorte. Oh bien sur, elle avait son caractère mais jamais, elle n'avait prit un tel ton et surtout pas avec lui. Mais peut-être qu'au final, il me méritait.
Se doutant que la discussion risquait d'être houleuse, il prit son paquetage et entra dans la forge. Son regard se posa sur l'intérieur de la pièce : rien n'avait changé ici.

Il s’avança vers le comptoir et entreprit de sortir sa hache cassée qu'il avait amoureusement emmitouflé dans un tissu relativement épais, rempart à un nouvel accident.
Il déposa ainsi le manche, et la feuille à côté. Le métal était fêlé et la ligne de la feuille émoussée.
Il sortit un autre paquet qu'il déposa devant elle.

- Pour les réparations, j'espère que ça suffira, dit-il presque hésitant.

Il avait encore cinq bouteilles d'eau de vie de sureaux rapporté d'Ileval qu'il avait laissé à l'auberge où il avait réservé sa nuit. Dans le paquet, se trouvait un bandeau en tissu, pièce de vêtement qu'il lui devait depuis huit ans, même s'il se doutait qu'elle l'avait retrouvé depuis, il persistait à se sentir redevable. Et puis, un autre petit paquet aussi grand que sa main se joignait au précédent. Dans un écrin de mousse et de tissu épais, se trouvait cette petite dague d'orfèvre qu'il avait acheté pour elle à Ileval. Lorsqu'il était passé devant la vitrine, il avait su que ce pendentif était fait pour elle.
La lame en verre était ciselée de multiples facettes qui renvoyait la lumière en un prisme multicolore. Le manche en cuir gravé était entouré d'une cordelette plus foncée que l'on pouvait passer comme un collier.
Il espéra que cela lui plairait et qu'elle le porterait. Le coeur battant, il la regarda avec inquiétude ouvrir les paquets, se demandant s'il avait bien choisit, se demandant si cela serait suffisant à repartir d'ici sa hache sur le dos.

-Je ne voulais pas vous déranger ton mari et toi, murmura-t-il et lorsqu'il tourna sa tête vers la petite touffe brune, la douleur s'intensifia. Drishka possédait tout ce qu'il avait jamais osé espéré. Il aurait du s'en réjouir mais à la place, son esprit lui jouait des tours, infiltrant des pensées terribles dans son cœur. Et si, lors de leur rencontre elle était tombée enceinte, lui aurait-elle donné un fils ? Aurait-il pu fuir Opale et rester ici avec elle ? Aurait-il pu l'aimer autant qu'il aimait Rohira ?
Toutes ses possibilités avortées lui donnaient le vertige et la nausée. Il glissa une main sur son visage, lissant sa barbe dans une tentative désespérée de ne pas s'effondrer devant elle, ni devant son enfant.
Mais il s'était avancé sur un terrain dangereux, terrain affublés de pièges, de tortures et de douleur qu'il cherchait à fuir depuis trop longtemps.
Il s'accouda sur le comptoir et prit sa tête entre ses mains.

Lorsqu'elle l'interrogea au sujet de ce à quoi il faisait allusion, il releva légèrement la tête. Elle lui apprit alors que le petit garçon n'était pas son fils mais son neveu. Un soulagement immense s'instilla dans ses veines sans qu'il en comprenne la raison. Il avait l'impression qu'un poids énorme venait de s'envoler à jamais. Cependant, il se força à ne pas penser aux causes de ce soulagement dans l'immédiat, son esprit devait faire face à suffisamment d'émotions, il n'y avait nul besoin d'en rajouter.

A nouveau seuls, il l'observa sans en avoir l'air tandis qu'elle même se concentrait sur sa hache. De là où il était, il pouvait sentir son parfum qui n'avait pas changé, et ses yeux fixaient le mouvement de ses lèvres pendant qu'elle parlait. Il se demanda ce qu'elle avait fait durant ses huit années, si elle l'avait oublié ou si au contraire, le souvenir de ce qu'ils avaient partagé vivait encore dans sa mémoire, faute d'avoir une place dans son cœur.

Le verdict concernant la hache le ramena à la réalité. Elle lui demandait presque de prendre une nouvelle arme mais il s'y refusait. Ces deux haches étaient bien trop précieuses à ses yeux et il préférait de loin tenter de la refondre. Sa dernière phrase le laissa sans voix et résonna longtemps dans sa tête, avant qu'il ne remarque la grimace qu'elle faisait alors qu'une écharde s'était vicieusement glissée sous sa peau.
Comme elle commençait à essayer de la retirer en pressant la chair tout autour, il lui prit la main sans rien dire, ni trop vite, ni trop lentement mais plutôt comme s'il voulait l'empêcher d'aggraver les choses.
Enfoncée dans la pulpe de son index, il savait exactement quoi faire, et pour cause, Rohira passait son temps à s'enfoncer pareilles échardes dès qu'elle travaillait le bois. A croire qu'elle le faisait exprès.
Sans laisser le temps à Drishka de réagir vraiment, il glissa le bout du doigt dans sa bouche et suçota doucement la surface charnue. Assez rapidement, il sentit sur sa langue l'écharde libérée de sa prison et il relâcha la main de Drishka.

Il ne la regarda pas cependant, son visage penché vers la hache brisée :

- Je n'en veux pas d'autre. C'est celle-là qu'il me faut, lâcha-t-il d'une voix morne.

Ne souhaitant pas en rester là et désireux de se défendre de sa dernière parole, il reprit :

- Tu m'avais dit que je serais toujours le bienvenu ici, mais je vois bien que ce n'est pas le cas. Je ne te dérangerais pas longtemps rassure toi. Quand les réparations seront terminées, tu me trouvera à l'auberge près des quais et s'il te faut autre chose pour le paiement, il te suffira de demander.

Elle rugit telle la lionne en colère et bientôt, l'accabla de reproches.
Pendant qu'elle lui livrait bataille, elle franchit le comptoir qui les séparait et lui saisit le poignet le forçant à se retourner. Il vit la douleur submergée par la colère au fond de ses yeux, étrange écho à la tristesse qui émanait des siens. Mais que pouvait-il bien faire ?
Elle avait raison dans tout ce qu'elle disait ou presque. Sa rage était légitime, il ne lui avait donné aucun signe de vie depuis huit ans. Huit années où elle avait peut-être attendu, alors que lui l'avait rangé dans un coin de son cœur, pour ne se consacrer qu'à Rohira.

Oui, il comprenait sa colère et assumait d'en être la cause.

Au fur et à mesure qu'elle explose et recule pour être sûre de ne lier aucun contact avec lui, lui s'enfonce, dans les méandres de son esprit torturé d'avoir aimé deux femmes en même temps et d'avoir pris la décision d'en éloigner une pour le bien-être de l'autre.
Pourrait-il un jour le lui expliquer ? Le comprendrait-elle ?

Son engueulade était presque passionnée, douloureuse et il se sentit le plus misérable des hommes face à elle qui bien plus forte, l'assassinait par les mots, chacun le pénétrant comme un poignard. Elle le congédia non sans raillerie, comme on se débarrasse d'un individu gênant et lui reprocha à nouveau de partir encore, de fuir, comme s'il ne pouvait faire que cela.

La flamme de la colère de Drishka semblait s'amenuiser, comme si elle avait brûlé toutes ses ressources tandis que Kjeld essayait de contenir la sienne, qui était sur le point d'exploser.
Il finit par passer une main dans ses cheveux et gronda :

-Je ne pouvais pas faire autrement Drish ! Tout est bien plus compliqué que ce que tu penses. Tu n'imagines même pas à quel point c'était compliqué à l'époque, à quel point ça l'est toujours. Cesse de m'accabler s'il te plaît, je ne pouvais pas revenir, je...ne pouvais pas...

Sa voix se fit plus faible et plus tremblante à mesure que sa propre colère se tarissait aussi rapidement qu'elle s'était embrasée. Elle l'avait blessé, lui mettant le nez dans ses propres choix, lui apportant la culpabilité de n'avoir peut-être pas fait les bons. Les bras ballants le long de son corps, il posa sur elle un regard triste, avant de lever les mains en signe d'impuissance. Il ne voulait pas se disputer avec elle, pas après huit ans de séparation, pas après ce qu'ils avaient vécu tous les deux. La peur le saisit de dire ou de faire quelque chose sur laquelle ils ne pourraient pas revenir en arrière, la colère souvent, provoquait ce genre d'événements.

Alors il préféra se taire, sans quitter le métal de ses yeux.

Drishka avait allumé le feu de l'âtre, comme si elle voulait rapidement en finir avec lui. C'est du moins comme ça qu'il prit ce geste. Si les mots prononcés auparavant étaient assassins, ceux-ci était bien pires. Ils le torturaient sans ménagement et Kjeld finit par serrer les poings pour faire face aux assauts. Il se prit néanmoins ses remarques en plein visage, telles des vagues grondantes qui lui explosaient au visage, libérant amertume et reproches.

Il resta interdit, debout, droit comme un piquet en attendant la charge finale de Drishka en silence, Il comprit alors, qu'elle avait attendu son retour, quand bien même il ne lui avait pas promis. Il comprit, qu'elle en avait souffert parce qu'elle ne l'avait accepté, Lorsqu'elle eut l'affront de parler de Rohira comme d'une punition, il explosa.

- NE PARLE PAS D'ELLE, gronda-t-il avec violence. Je t'interdit de parler d'elle, tu m'entends ! Laisse la en dehors de tout ça !

Ses mains tremblaient et bientôt, son corps suivit le mouvement. Sa voix resta ferme tant qu'il la contrôlait mais ils s'aventuraient sur une discussion dangereuse, une discussion qui pourrait les détruire tous les deux. Depuis deux ans, Rohira n'avait plus été cité nulle part, il se l'interdisait, prononcer son nom était trop douloureux.

Il vacilla un instant, en proie à une colère mêlée à cette douleur qui lui brisait le cœur et sa voix se radoucie, comme s'il avait perdu subitement toute son énergie. La vérité, c'est qu'il était fatigué, épuisé même, de se battre contre ses propres sentiments, sa propre culpabilité.

- Tu ne sais rien Drishka ! Gronda-t-il. Alors ne vient pas me donner des leçons sur ce que l'on peut faire ou ne pas faire. Que crois-tu qu'il se soit passé à mon retour à Opale? Que crois-tu qu'il se serait passé si j'étais revenu te voir ?

Il marqua une pause, rassemblant ses pensées, cherchant les mots justes à utiliser pour qu'elle comprenne.

- Rohira l'a comprit immédiatement, bien avant moi, reprit-il plus doucement. Elle m'a fait promettre de ne jamais te revoir...et je me suis enchaîné à cette promesse plus qu'à mon propre maître.

Complètement dépassé, il se laissa tomber lourdement sur une chaise non loin de là. Les coudes sur les genoux, ses mains en coupe soutenant sa tête alors que son regard était tourné vers le sol. Il ne voulait pas voir l'expression qu'elle affichait sur son visage, elle le mépriserait très certainement ou se mettrait à nouveau en colère.
Grand bien lui fasse, qu'elle l'accable à nouveau si elle le souhaitait, lui n'avait plus la force de se battre, Il n'avait plus la force de rien sauf peut-être d'une dernière parole chargée d'ironie.

- Tu as raison y a pire comme punition....

Pourquoi était-il revenu ? Lui-même se posait cette question. Pour ses haches ? Ou bien les haches n'étaient-elles qu'un prétexte pour la revoir ? Avait-il attendu cette excuse pour se donner les moyens de retrouver Drishka après tout ce temps ? Simplement pour passer outre sa promesse ?

Il entendit ses pas, mais demeura le visage tourné vers le sol refusant de lui montrer ces traits déformés par la douleur. Et puis, vint la chaleur. La paume de Drishka, toujours aussi douce, se posa sur sa joue en même temps que ses paroles atteignaient son cœur, rallumant une lumière qu'il croyait à jamais perdue. Accroupie, son regard de métal posé sur lui, lui sembla compatissant. Elle avait deviné de la mort de Rohira, aux méandres dans lesquels il se retrouvait à présent ensevelis. Elle ignorait simplement les détails de son décès, elle ignorait que leur fils n'avait pas survécu et qu'il devait affronter pas un mais deux deuils, dont il se sentait responsable. Cependant, elle tentait de l'aider à y faire face avec le peu d'éléments qu'elle détenait, lui apportant des paroles de réconfort, Fallait-il quelle soit courageuse pour affronter tout ceci.

Enfin, elle se releva et tenta de le faire réagir, allant-même jusqu'à donner un coup de pied dans la chaise. Il obéit, comme si cette habitude de répondre à un ordre simple était ancrée en lui, l'esclave.
Mais une fois debout, face à Drishka, sa coquille se brisa sous ce regard qui le réduisait à néant,

Une larme roula sur sa joue, éclatant au contact de sa barbe. Les sourcils baissés sous l'effet de sa peine, le regard rempli d'une tristesse à laquelle il ne pouvait plus échapper, sa bouche forma les mots tant redoutés :

- Drishka...je l'ai tuée, dit-il d'une voix grave et fêlée. Sa grossesse l'avait affaiblie et...l'accouchement de notre fils trop tôt...et...elle est morte quatre jours après. Je l'ai tuée Drish...

Sa voix se brisa sur l'horrible vérité qui le hantait depuis deux ans. Sa culpabilité grandissante depuis ces années, son incapacité à se pardonner de l'avoir mis enceinte sans pouvoir la protéger.
Il haïssait sa condition de Torkos, sa condition d'être né dans un peuple abandonné par leur Dieu qui les tuait tous à petit feu.

Une seconde larme roula sur sa peau et il ferma les yeux un moment, ne pouvant plus soutenir l'expression affichée sur le visage de Drishka. Il baissa la tête et attrapa la main pendante de la jeune femme entre ses doigts tremblants.

- C'est moi qui suis désolé, souffla-t-il alors qu'il plongeait à nouveau son regard humide et sombre dans le sien, bien plus lumineux.


Car s'il ne regrettait pas la nuit qu'ils avaient partagé, en revanche, il regrettait de ne pas avoir pu la revoir, de l'avoir abandonné et plus que tout, d'être à l'origine de moindre sentiment de tristesse qu'elle aurait pu éprouver.

Drishka ne repoussa pas sa main. Elle le laissa la toucher malgré sa colère, malgré la discussion houleuse qu'ils avaient pu avoir. Mieux que ça, elle tentait de le réconforter, étouffant la larme qui roulait sur sa joue. Elle ne se moquait pas, elle comprenait et partageait sa souffrance.
Pour la première fois en deux ans, Kjeld se sentit l'homme le plus libre du monde. Libre de pouvoir dévoiler ses sentiments aussi négatifs soient-ils, libre de pouvoir chercher du réconfort auprès de la seule personne qui aurait pu de toute façon le lui donner.
Elle glissa une main sur sa nuque, le ramenant directement huit ans en arrière car son corps, autant que lui n'avait pas oublié ce qu'ils avaient partagé. Mais s'il avait forcé sa mémoire à ranger le souvenir de Drishka dans son coeur, son corps lui semblait se souvenir des sensations que son simple contact provoquait.

Il sentit ses doigts dans ses cheveux, en une caresse dont il avait été privé depuis si longtemps et elle l'attira contre elle, Il se laissa faire, s’enivrant de ce corps de femme, de son odeur et de cette chaleur tellement réconfortante à ses yeux. Puis vinrent ses mots, qui le soignèrent plus qu'autre chose. Elle voulait l'aider, elle voulait faire quelque chose pour lui. Il sentait qu'elle n'en avait pas fini cependant, que toute sa rancœur n'avait pas encore trouvé le chemin qui lui permettrait de l'atteindre, mais elle sembla en faire abstraction car elle s'inquiétait pour lui.

Il se détacha légèrement d'elle et plongea son regard dans le sien, reconnaissant. Il n'avait pas lâché sa main, il ne voulait pas la lâcher. Enfin, il posa son front contre le sien, les yeux clos et lui murmura :

- Reste avec moi ce soir...cette nuit... Drish, je répondrais à toutes tes questions, je ferais ce que tu veux mais...reste avec moi.

Il reprit son souffle et celui-ci lui brûla la gorge. Il se sentait faible et complètement dépendant d'elle, mais si elle l'abandonnait ce soir, il ne s'en remettrait pas. Il avait besoin de la sentir près de lui, de l'entendre parler, respirer, de la savoir en vie, et peut-être que par ce biais, il retrouverait goût à la sienne.

-J'ai besoin de toi, lâcha-t-il d'une voix rauque. S'il te plaît.

Kjeld avait vu juste, les rancœurs ne seraient pas effacées, mais il devrait s'en contenter. Elle possédait déjà la bonté d'âme de ne pas le rejeter, c'était plus que ce qu'il avait espéré. Elle se détacha lentement de lui, volant ainsi la chaleur récemment apportée et il ne dit rien.
Il ne la retint pas non plus, et remarqua la force qu'elle affichait dans son regard.
Il ne pouvait pas continuer comme ça, il ne pouvait pas lui laisser subir ça.

Peut-être qu'après deux ans, il était temps de relever la tête pour son bien à lui, mais aussi pour son bien à elle. Car s'il devait s'appuyer sur elle pour vivre à nouveau, il souhaitait de tout coeur que l'inverse soit également vrai. Il faudrait du temps, beaucoup de temps et surtout du courage, celui de tout recommencer, celui de pardonner, celui d'avancer.

Il libéra sa main à contre-cœur, releva son visage et porta son attention sur la forge. L'âtre brûlait avec vivacité et dégageait une chaleur impressionnante.

- Bon...lâcha-t-il avec une subite motivation.

Sur ses mots, il s'avança vers le feu en retroussant ses manches le plus haut possible sur ses bras.

- Je vais t'aider à la forge, autant être utile, marmonna-t-il.

A vrai dire, il n'y connaissait strictement rien. Mais s'il fallait taper sur une enclume ou tenir des poids lourds, il prêterait volontiers sa force à Drish. Il attacha ses cheveux en une longue natte et prit le premier outil qu'il trouva, une sorte de grosse pince en fonte.
Il l'observa un sourcil levé, se demandant véritablement à quoi cela pourrait bien servir.

- Dis, tu devrais pas t'occuper de ton neveu?

Il ne souriait pas mais le ton de sa voix commençait à changer, il se donnait un but. Les discussions précédentes, les larmes et les aveux trouveraient eux aussi leur place dans leurs souvenirs, il en était persuadé. Il posa la pince et enfila d’énormes gants, tout à la découverte de ce nouvel univers. Il bougea les pouces et on aurait pu croire à un crabe géant effectuant une danse ridicule sur le sable.

Il entendit alors un rire d'enfant et se retourna, effrayé. Le gamin était là, à le regarder, riant de ses mains gantées. Au début, Kjeld resta interdit, préférant ne plus bouger face à ce don du ciel qu'il n'oserait plus jamais demander. Et puis, comme l'enfant le pointait du doigt en babillant quelques mots, il comprit ce qu'il devait faire. A nouveau, il actionna ses doigts dans les gants et l'enfant se mit à rire de plus belle.

Le visage innocent et radieux de l'enfant lui serra le coeur. Ce petit avait perdu sa mère et pourtant, il souriait et riait aux éclats. Pourquoi Kjeld ne pourrait pas le faire lui aussi?
Pour la première fois depuis deux ans, l'esquisse d'un sourire se dessina sur les lèvres à travers la barbe sombre du Torkos.

Il la vit donner une épuisette à l'enfant et l'instant d'après, il était capturé. La surprise et l'amusement se dessinèrent sur les traits de son visage, ce gamin était une bouffée d'oxygène. Intérieurement, il souffrait de penser qu'il ne vivrait jamais cela avec son fils, mais, bizarrement, de voir le visage heureux du petit Rinek lui faisait également du bien.
C'était à la fois curieux et déstabilisant.

Lorsque Drishka émit à son tour un rire, le sourire de Kjeld s'élargit. Ce son aussi lui avait manqué, c'était indéniable. En l'espace de quelques minutes, il avait l'impression de rattraper un peu de ce bonheur, qu'il avait laissé filé de son plein gré.

Il l'observa attentivement lorsqu'à son tour, elle enfila une paire de gant. Comme l'apprenti subjugué par ses gestes, il tâcha de tout enregistrer dans son esprit pour ne pas faire n'importe quoi. La forge n'était pas un jeu et il ne voulait pas risquer de la blesser ou de se blesser.
Mais si son regard s'attardait sur ses mains, il avait une fâcheuse tendance à s'évader vers ses bras, la courbe de ses épaules, les traits de son visage. Il remarqua le léger plis qui barrait son front lorsqu'elle était concentrée, et puis, comme elle lui indiquait un outils, il fit mine de faire comme si de rien n'était et exécuta ce qu'elle lui demandait.

Il frappa le métal qui résonna en un bruit caractéristique. Il recommença, encore et encore, jusqu'à ce que Drish lui donne d'autres directives.
Son visage commençait à suer et d'un revers de la main, il se débarrassa des gouttelettes qui perlaient sur son front. sa chemise commençait à lui coller à la peau, mais plutôt que de ressentir une quelconque gêne, il se sentait plutôt bien. le travail était simple, mais demandait force et concentration. Du coup, il ne pouvait plus réfléchir à ses souffrances et cela lui fit du bien.

De temps en temps il regardait Drishka à son insu, se demandant si elle accepterait de le garder ici quelques jours, ou toute la vie. Retourner auprès de Vhanéa n'arrangerait pas son état mental, elle ressemblait trop à Rohira et il était confronté à elle chaque jour.
Le regard toujours figé sur Drishka, une idée totalement inédite traversa son esprit : Il serait capable de déserter pour elle, pour partager sa vie ici.

Il secoua la tête, comme pour se débarrasser de cette idée incongrue. S'il commençait à avoir ce genre de révélation alors qu'il venait de la retrouver, quel genre de pensées aurait-il dans quelques jours?

- Tu n'as pas regardé ce que je t'ai apporté en compensation pour la hache,dit-il simplement.

En réalité, il avait maintenant très envie qu'elle ouvre le petit paquet à son intention.