Aoki n’en croyait pas ses oreilles, ni rien de ce qu’il avait retenu du discours du messager. Il avait dit, pourtant, il avait dit relayer la parole de celle qui était à présent à la tête des Dräoxi, mais le guérisseur n’arrivait pas à y croire. Alors, s’était passé quelque chose de très inhabituel : il avait pris une décision sur un coup de tête, ce qui n’arrivait pour ainsi dire jamais et l’avait presque stupéfait lui-même, mais après tout. Les choses changent, et parfois, quand de grandes choses arrivent, on se prend à être surpris de ses propres réactions...

Il avait prétexté devoir faire une longue sortie dans la savane pour aller chercher des herbes, ce qui tombait plutôt bien puisqu’il avait repéré, plusieurs semaines auparavant, un luxuriant bosquet d’arbres à myrrhe où il pourrait aisément recueillir assez de sève pour préparer une abondance de baumes et d’autres remèdes. Il n’aurait qu’à faire un détour, et prétexter quelque chose pour son absence, quand bien même il se sentait inquiet rien qu’à l’idée de devoir abandonner son clan quelques jours sans en avouer la véritable raison. Poussé par sa conscience qui revenait impitoyablement à la charge, il n’avait pu résister et en avait néanmoins touché mot à son apprenti et lui avait fait jurer de garder le secret, quoi qu’il arrive. Il se méfiait des réactions, et surtout de celle de son ami : mais il fallait qu’il sache, il fallait qu’il aille s’enquérir de la vérité et surtout, surtout de ce qui avait bien pu arriver à Lexi pour qu’elle en arrive à cela.

Alors, dans la nuit venteuse, il s’en était allé sans rien dire, et personne n’avait semblé s’en étonner : après tout, les allées et venues du guérisseur étaient monnaie courante et on le voyait souvent partir à la nuit tombante pour pouvoir profiter de l’obscurité et recueillir certaines herbes, certains champignons ou des insectes nocturnes qui lui servaient à ses remèdes. Il arrivait fréquemment que les points de récolte se trouvent à une journée de marche et l’aube était toujours le moment le plus propice à la récolte des essences les plus fragiles, aussi nul ne s’inquiéta de voir sa haute silhouette s’enfoncer dans les ténèbres, à peine guidé par la lueur de la lune et des étoiles.

À l’aube, il était parvenu au bosquet d’arbres à myrrhe, à l’ombre duquel il s’accorda un repos bien mérité. Le soleil déclinait sur la savane quand il reprit son chemin, profitant de la fraîcheur d’un crépuscule agité de rafales tièdes, chargé d’une petite cargaison de sève et d’encens qui feraient un présent assez convenable pour saluer les funérailles du chef d’un clan qui avait été si longtemps de leurs ennemis. Lui-même craignait encore, sans savoir pourquoi, le mensonge ou la fausserie, mais cela ne ressemblait pas à Lëxi. Il avait encore dans son souvenir l’éclat de fer dans son regard, l’aiguillon de la colère et de la souffrance, portées au rouge, à l’incandescence. L’âme trempée de la guerrière ne pouvait s’abaisser à cela, mais quand bien même : quelque chose s’était produit, et cela avait été en germe bien avant la mort du père, c’était certain. Un tel revirement ne pouvait se faire du jour au lendemain...

Aoki se présenta le lendemain, seul et désarmé. Dans la lumière poudreuse du matin, on l’avait sans doute venu venir de loin, et sa haute silhouette façonnée comme une argile rouge et brune allait avec la tranquillité obstinée du marcheur qui se sait sur le bon chemin. Egal à lui-même, en tout point, inchangé depuis tant de temps, presque indifférent au soleil qui le frappait déjà de plein fouet, au vent qui secouait ses nattes sombres, et au sable qui s’accrochait comme un voile à la sueur de sa peau.

Il avait ralenti le pas, à l’approche du camp, comme pour mieux prouver sa bonne foi et ses intentions pacifiques. Une vague appréhension lui rampait encore au creux du ventre, et sans rien laisser paraître, exactement comme lorsqu’il lui fallait approcher une bête que la douleur rendait féroce, il demeurait sur ses gardes, avec une vigilance de fauve à l’affût. Comme toujours en présence d’étrangers, il demeura placide, poli, respectueux, et annonça avec une confiance sereine vouloir se présenter à la nouvelle cheffe du clan Dräoxi.

Advienne que pourra, songea-t-il.

Difficile de prévoir l’accueil qu’il allait recevoir : il avait encore en mémoire les circonstances tragiques qui avaient poussé Lexi à partir, et elle-même ne pouvait sans doute l’oublier. Mais il fallait qu’il sache, il fallait qu’il la voie. L’espoir qu’avait fait naître la nouvelle de son accession à la primauté du clan ne faiblissait pas, comme si elle avait, par elle-même, trouvé naturellement la voie vers laquelle Aoki avait tant voulu la pousser autrefois.