Une forte odeur flottait sous la tente, provenant des peaux tendues sur les trépieds au contre de l'espace. Silencieux, Wakumbë observait le Chasseur débarrasser le cuir du caribou des restes de chair ou d'impureté. La lame de Brom raclait le poil rêche avec véhémence, accompagnant ses explications. Le parfum de la défunte restait prenant, le saisissant à la gorge comme une poigne invisible. Le Chasseur décomposait ses gestes en les lui expliquant, obéissant à son souhait. Le jeune Chemenn aimait comprendre comment marchaient les choses, et le fonctionnement bien rôdé de son propre clan ne faisait pas exception. Un peu plus tôt dans la matinée, il s'était rendue auprès de Brom afin que celui-ci lui enseigne les rudiments de son art. Seulement, il ne s'était pas attendu à devoir passer des heures sous cette tente empuantie...
Lorsque ses narines protestèrent, il remercia le Chasseur et quitta le petit atelier de fortune, retrouvant non sans soulagement l'air frais du dehors. L'été avait bien avancé, cela était clairement visible, même dans cette contrée où la neige et le froid ne reculaient jamais. En levant les yeux vers le ciel clair, Wakumbë constata que quelques oiseaux prenaient déjà leur envol, migrant probablement vers le Sud et son confort. Le mauvais temps ne tarderait pas à arriver, et lorsque ce serait le cas, mieux vaudrait pour eux avoir quitté les chaînes des Epieux. Le jeune homme frictionna ses mains pour les réchauffer, souffla dessus puis rejoignit sa tente. Une douce chaleur régnait à l'intérieur, et il soupira d'aise en tendant les mains vers le petit feu intérieur, qu'il prenait bien garde de constamment garder allumé. S'il y avait bien une chose qu'il avait appris aux côtés des Chilchakis, c'était probablement que le feu restait un allié précieux. S'il avait eu à choisir entre une couverture ou un bon feu ronflant, Wakumbë n'aurait probablement pas hésité longtemps : la laine humide risquait de geler sur ses épaules, tandis qu'un feu entretenu avec soin pouvait durer des jours. Il rajouta une bûche pour nourrir les flammes et les fixa avec satisfaction.
Puis, le jeune homme fit rouler ses épaules sous sa tunique pour en chasser la raideur qui s'y était installé à cause du froid. Il se dit finalement qu'il ne serait pas contre un bol de soupe, et entreprit de s'en verser deux ou trois louches. Mais au moment où il se penchait vers le petit meuble où étaient entreposés sa vaisselles, son pied buta contre une pile de couvertures abandonnées. Perdant l'équilibre, il battit maladroitement des bras en cherchant à se rattraper à quelque-chose. Sa seule prise fut le meuble à vaisselle, qu'il entraîna dans sa chute. Tombé face contre terre, il écouta tout dégringoler à côté lui en grimaçant, n'osant pas ouvrir les yeux pour constater les dégâts. Quand il eut jugé que la moindre poterie avait du s'exploser par terre, il ouvrit une paupière. Il était désormais entouré d'un bon petit tas de miettes en terre cuite. Le dépit laissa place à l'agacement, qui le fit se redresser d'un air pataud en bougonnant :

" Regardez le bon Chemenn des Okanakis du Nord ! Si brillant et capable qu'il ne sait faire trois pas sans causer un cataclysme. Quelle fierté pour le clan Chilchaki ! "

Wakumbë poussa bien un juron ou deux pour faire bonne mesure. Il n'était pas dans sa nature d'être grossier, mais à force de côtoyer quelques Okanakis plus "rustres" et "primaires", il avait fini par retenir quelques expressions assez imagées. Soufflant sur une mèche blanche qui lui tombait devant les yeux, il fronça les sourcils et poussa les débris dans un coin de la tente avec le bout de ses bottes. Il trouverait bien le temps de faire le ménage plus tard. Pour l'heure, son estomac réclamait une soupe. Son imagination lui donnait déjà l'impression de sentir le parfum odorant chatouiller ses narines... résigné, il jeta un dernier regard à la marmite qui semblait l'appeler de ses vœux, puis poussa le pan de toile à l'entrée et quitta la tente.
Le clan Chilchaki était doté d'une jeune potière, que Wakumbë avait peu côtoyé en raison de leur discrétion respective. Tout ce qu'il savait d'elle, c'était qu'elle était plus jeune que lui et discrète car avare en paroles inutiles. Cela ne dérangeait guère le jeune homme, car lui-même n'aimait pas parler pour ne rien dire. Il lui était arrivé d'observer un sourire ou un éclat de rire sincère chez cette jeune femme nommée Niila, preuve qu'elle n'était pas incapable d'être enjouée à un moment où à un autre. Tous deux se vouaient une neutralité bienveillante de loin en loin, sans jamais avoir vraiment eu l'occasion de se parler. Tout en se remémorant tout ce qu'il savait à son propos, il marchait en direction de sa tente. Wakumbë se rappelait assez bien qu'elle était arrivée un jour d'hiver. Tout comme lui, Niila n'était pas originaire du clan Chilchaki. Cette particularité expliquait peut-être en partie la sympathie distante qu'il lui vouait sans vraiment la connaître : un simple point commun rapproche parfois plus que de longs discours.
Enfin, il parvint à destination. Hésitant, il déporta son poids du corps d'un pied sur l'autre, faisant crisser la neige sous ses bottes. Enfin, il lissa le devant de sa tunique, rajusta sa cape de fourrure sur ses épaules et entra.

" Bonjour ! " fit-il en parcourant l'intérieur du regard.

Plusieurs piles de poteries s'entassaient ça et là, tout en étant parfaitement ordonnées. Avec le temps, Wakumbë avait fini par comprendre que la gente féminine semblait décidément plus organisée que la gente masculine. On ne pouvait pas être parfait dans tous les domaines, après-tout. Ses yeux se posèrent finalement sur la potière, manifestement affairée car les mains pleines d'argile. Une mèche rebelle glissait sur son front, si bien qu'elle soufflait dessus de temps à autre sans prendre la peine de la coincer derrière son oreille. Ses jolis yeux en amande étaient concentrés sous des sourcils froncés. Wakumbë était un peu gêné de la déranger en plein travail, et il toussota :

" Oh... pardon. J'espère ne pas trop t'embêter ? " Il laissa filer quelques secondes : évidemment qu'il l'embêtait. Lui-même détestait qu'on l'interrompe lorsqu'il usait de la magie des pierres, il imaginait sans trop de mal ce que la potière devait ressentir. Piquant un fard, il repensa à sa maxime personnelle : "ne fais pas à autrui ce que tu n'aimerais pas ce l'on te fasse" et bafouilla misérablement : " Vraiment, je... je suis confus. Heu... j'ai cassé mes bols. Pour la soupe... "

Comme il s'empêtrait dans ses explications, Wakumbë finit par lâcher :

" Je me demandais si tu accepterais de m'en confier un ou deux, que je t'échangerai contre l'objet de ton souhait. "

La tutoiement lui était venu instinctivement : après tout ils étaient du même clan, cela revenait à faire partie de la même famille. Il espérait juste qu'elle ne lui balance pas un pot à la figure.

Niila s'était levée tôt ce matin. Plus tôt qu'à l'accoutumée. Cela faisait deux jours que Khilmari n'était pas rentré, deux jours qui lui avait parut une éternité. Inquiète, elle continuait à vaquer à ses occupations, mais l'angoisse lui volait ses pensées les plus simples et elle se sentait comme une bonne à rien. Par deux fois, dans la matinée, on lui avait demandé si elle n'était pas malade tellement elle semblait dans la lune. Elle avait donc fini par laisser de côté les activités du clan et sur les conseils d'une des cuisinière, elle était revenue, penaude dans leur tente.

L'endroit la fit frissonner. Sans Khilmari, leur foyer était éteint et elle dut fortement se réprimander intérieurement pour s'activer un tant soit peu. Remotivée, elle fit monter les flammes du feu en y ajoutant une bûche. La chaleur la revigora un tantinet et elle resta longuement devant ce spectacle qui se reflétait dans ses pupilles claire tout en se frottant les mains pour réchauffer ses doigts gourds.

Ensuite, elle prépara un ragoût avec le reste de viande séché de la dernière chasse. Les fibres seraient un peu sec, même après la cuisson, mais le bouillon serait comme d'habitude excellent dans le froid. Ces derniers jours, les températures avaient commencées à baisser et dès lors, les premiers oiseaux s'étaient mis à migrer.

Tandis que le repas bouillonnait à l'étouffé, elle se décida pour un peu de poterie. Son métier avait un don pour la calmer et la plonger dans des pensées moins morbides. Elle tentait de se rassurer, en se persuadant qu'il avait simplement dû partir plus loin que d'habitude, pas qu'il était blessé et agonisant au fin fond d'une congère de neige.

Le tour se mit à tourner, et elle s'assit face à lui sur le petit tabouret en bois que son père lui avait fabriqué. Elle se saisit de la glaise et commença à la fixer au tour. Enfin, elle glissa ses mains dans le broc d'eau juste à côté, et fit jouer la matière entre ses doigts gluants. La sensation était unique, et automatiquement, son esprit se perdit dans les rouages de la création. Qu'allait-elle fabriquer? Un bol? Un saladier? Un service à boisson....Elle se décida pour un large plat à fond profond suffisamment grand pour contenir un dîner complet pour quatre. C'était une première pour elle, jamais elle n'avait fabriqué plus grande pièce.

Tellement concentrée sur ce qu'elle y sculpterais par la suite qu'elle ne senti pas l'air frais entrer, en même temps que le Chemenn, ni ne l'entendit au premier abord.

" Oh... pardon. J'espère ne pas trop t'embêter ? "

Elle releva la tête et resta immobile de surprise. Le Chemenn était chez elle, et il lui parlait. Non, plus précisément, il s'excusait. Mais de quoi? Elle ne comprenait pas et souffla à nouveau sur cette mèche qui ne cessait de l'asticoter.

" Vraiment, je... je suis confus. Heu... j'ai cassé mes bols. Pour la soupe... "

Son bol? sa soupe? Il bafouillait comme s'il ne savait pas trop par où commencer et Niila, elle, ne voyait pas du tout où il voulait en venir jusqu'à ce qu'il lui indiqua les raisons de sa venue.

Elle se leva d'un bond, et la glaise sur le tour qui avait initialement prit un forme de large coupelle s'effondra. D'un mouvement de la main, elle poussa en arrière sa mèche rebelle, sans se soucier de la glaise qu'elle venait d'étaler sur son front et sur le bout de ses cheveux. Alors, avec grand respect, elle salua le Chemenn à la façon des Oakanakis et son front toucha presque ses genoux dans son inclination. Elle balbutia à son tour un "Chemenn Wakumbë" et lorsqu'elle se redressa, le visage du jeune homme montrait une vrai gêne.

Un sourire timide s'afficha sur ses lèvres et d'un mouvement du bras, elle lui montra les étagères où s'empilait ses créations.

-" Je vous en prie, dit-elle de sa voix fluette, prenez ce qu'il vous plait."

Et le laissant à ses envies, elle s'avança vers la toile qui lui servait de porte. Un coup d'oeil à l'extérieur lui indiqua qu'effectivement, il était temps de manger. Elle guetta l'horizon en quête d'un signe de Khilmari, mais rien ne semblait approcher. Un soupire lui échappa et elle referma la toile pour mieux garder la chaleur.

"-Je n'avais pas vu l'heure, reprit-elle en se rinçant les mains dans un large seau d'eau, puis alors qu'elle les essuyait, elle ajouta en regardant ses mains rougies par le froid :

- Nul besoin de me l'échanger, je vous les offre de bon coeur. Mais peut-être...je...

C'était à son tour d'être mal à l'aise. D'un caractère effacé et timide, elle n'était pas du genre à s'ouvrir aux autres pour se faire des amis mais plutôt à attendre que l'occasion se fasse. Elle ne le connaissait pas vraiment, mais le respectait en tant que Chemenn. Il n'était pas Chilchaki, tout comme elle, et peut-être alors comprendrait-il qu'au delà de l'acceptation dans cette nouvelle famille, il y avait toujours un morceau d'elle même qui se situait ailleurs.

- Peut-être souhaiteriez-vous partager ce repas avec moi?

Elle ouvrit le couvercle de la marmite en terre cuite et une bouffée de fumée odorante s'en échappa. Elle se sentait si seule depuis deux jours, qu'un simple repas partagé comblerait sans doute le vide qu'elle ressentait au fond d'elle. Avait-elle seulement le droit de le lui demander? Elle se posa alors une centaines de questions sur les relations qu'elle pouvait entretenir avec un Chemenn, et tandis que ses pensées s'éparpillaient, ses doigts tortillaient le bas de sa tunique avec une angoisse dissimulée.

Lorsque la jeune femme se leva d'un bond, Wakumbë crut - non sans soulagement - qu'elle allait prendre les choses en mains et le débarrasser de cette gêne désagréable. Mais au lieu de ça, la potière se fendit d'une large révérence, le faisant grimacer : s'il comprenait pourquoi les membres du clans s'inclinaient parfois devant lui, il n'appréciait pas cette tradition stupide. Après tout il était juste un artisan comme un autre, capable de façonner des objets résistants et inaltérables. Il n'y avait vraiment pas de quoi en faire un pâté... si l'on oubliait sa relation à Eliwha. Mais c'était un petit détail qu'il évitait généralement de rappeler aux gens, bénéficier d'un traitement de faveur ne l'intéressait pas.
En vérité, la jeune femme semblait autant surprise et mal à l'aise que lui, ce qui manqua de le faire lever les yeux au ciel. Il avait espéré que l'un d'eux deux serait moins empoté que l'autre. C'est alors qu'elle lui proposa de partager son dîner avec elle, ce qui ne fit que renforcer son trouble. Il distingua nettement le rouge colorer ses joues pâles, et la manière dont elle tritura ses mains le fit sourire. Il était peut-être temps de faire tomber les masques, après-tout ? C'était certainement une excellente occasion pour faire connaissance. Ainsi s'obligea-t-il à renoncer à l'idée d'un repas solitaire et calme, alors que cette possibilité le séduisait particulièrement. Cependant Wakumbë n'hésitait pas à se forcer la main lorsque la fainéantise approchait le bout de son nez. S'il n'appréciait pas particulièrement manger avec des inconnus, il faisait un peu plus d'efforts quand il s'agissait de son clan. Si Niila avait été potière dans un clan voisin, il l'aurait probablement envoyée bouler...
Le jeune Chemenn inclina poliment la tête afin de remercier son hôte :

" Merci, j'accepte avec plaisir. Il y a longtemps que je n'ai pas eu le temps de partager un repas avec une autre personne que Mamaka Chouette-blanche."

Il évita de préciser que cette solitude était volontaire. La Cheffe du village respectait son silence et ne parlait pas des masses elle-même, ce qui leur convenait à tous les deux. Mais les gens n'appréciaient généralement pas ce genre de détail, et avaient tendance à le prendre comme un affront personnel. Wakumbë poursuivit, déposant sa lourde cape de fourrure sur un trépied dans un coin de la tente, manifestement prévu à cet effet :

" Est-ce que je peux t'aider ? Dresser le couvert, rajouter du bois sur le feu ? " Voyant que Niila allait se récrier, il ajouta d'un ton catégorique : " Ce soir je ne suis plus Chemenn, je suis juste Wakumbë, un pauvre imbécile maladroit qui vient mendier un bol ou deux. Le seul risque que tu coures ce soir ce n'est pas que je me fâche contre toi, c'est que je casse un peu de ta vaisselle... "

Un sourire sincère apparut sur son visage, et il espéra secrètement que cette petite déclaration serait suffisante pour que son hôte cesse de lui parler avec autant de respect dans la voix qu'il pouvait presque l'attraper avec ses doigts.
Sans attendre la réponse de Niila, le jeune homme dégagea deux sièges autour d'une petite "nappe" posée sur le sol, et entreprit d'ouvrir quelques tiroirs à la recherche d'assiettes creuses et de gobelets. Tout en cherchant, il demanda sur le ton de la conversation :

" Est-ce que tu vis ici toute seule depuis toujours ? La solitude ne te pèse pas un peu, parfois ? "

Alors qu'il l'interrogeait, il remarqua qu'il n'était pas forcément le mieux placé pour dire ça. On ne pouvait pas vraiment dire qu'il brillait par sa capacité à partager ses journées avec d'autres personnes. Toutefois lorsqu'il avait aperçu Niila les années précédentes, celle-ci se trouvait toujours en compagnie d'un homme de bonne taille et plus âgé qu'elle. Inconsciemment, il en avait déduit qu'ils partageaient leur vie et leur tente, c'est pourquoi l'absence de l'homme l'intriguait.

Un sourire apparut sur les lèvres du Chemenn. Il lui parut sincère au premier abord, tout autant que ses paroles qu'il avait teinté d'un trait d'humour maladroit et qui étendit la bouche de la jeune fille à son tour.

Wakumbë. Tout simplement. Cela sonna étrangement dans son esprit lorsqu'elle y fit rebondir le nom du Chemenn. Pouvait-elle l'appeler ainsi? Non, jamais elle n'oserait. Pourtant, il restait là, cherchant à l'aider dans ses tâches avec une attitude naturelle. Certes, elle le respectait car il avait une place importante au sein du Clan, mais aujourd'hui, il commençait à lui apparaître différemment.

Tandis qu'elle terminait de remuer la préparation du ragoût, il installait la table pour ce tête à tête inattendu. Niila en venait presque à regretter son invitation, pourtant, elle devait bien se rendre à l'évidence, depuis qu'il était dans la tente, elle était beaucoup moins inquiète, comme si sa simple présence accaparait une grande partie de ses pensées.

Il continuait de faire la conversation et cela lui convenait très bien. Elle n'avait pas la moindre idée de ce qu'elle pourrait lui dire.

Aussi, se tournant dans sa direction avant de récupérer la petite marmite elle répondit d'un ton dégagé :

- Je partage cette tente avec mon Père, Khilmari. C'est un chasseur, alors il s'absente souvent...Oh non les couverts sont dans le panier juste à côté.

Elle laissa sa marmite et se rapprocha de lui. Mais au moment ses doigts agrippèrent les couverts désirés, ils heurtèrent la main du jeune homme qui à priori, avait eu la même idée. Elle sursauta et retira rapidement les couverts du panier. Khilmari était la seule personne qu'elle avait jamais touché, par affection bien entendu. Timide, réservée, Niila n'était pas à son aise avec tout type de contact.
Ce dernier était involontaire, elle le savait bien, pourtant, elle se retourna rapidement, gênée. Ne souhaitant pas qu'il se moque d'elle, ses gestes prirent un peu plus d'assurance, et comme elle posait les couverts sur la nappe, elle lui dit d'une voix qu'elle aurait voulu bien plus ferme :

- Installez vous, le repas arrive.

Avant de ramener la marmite, elle replaça une bûche dans le feu, leur donnant instantanément un peu plus de chaleur.
Puis, elle s'installa à genoux face à lui et entreprit de remplir les larges bols. Toute affairée, elle demanda :

- Et vous? Vous vivez seul? Je n'ai pas souvenir de vous avoir vu avec de la compagnie enfin..je veux dire quelqu'un qui pourrait partager votre vie.

En même temps, mes souvenirs ne sont pas fiables songea-t-elle.

Alors que le bol cogna doucement la nappe, elle observa un instant cet Okanaki qui de lui-même se rapprochait du commun des mortels. Presque fascinée, elle restait suspendue à ses moindres faits et gestes.

La gêne de la jeune fille était contagieuse, et Wakumbë éprouva quelques difficultés à conserver une contenance. Il afficha un sourire avenant, qui pu paraître froid. Il n'aimait pas être placé dans ce genre de situation, et même si Niila n'y était pour rien, cela commençait à l'agacer. Néanmoins, il s'en voulu de lui reprocher son malaise, et s'obligea à aborder une attitude plus aimable. Il se frotta les mains tandis qu'elle apportait la marmite, s'efforçant d'oublier que leurs doigts s'étaient heurtés. Il n'aimait pas cette sensation. Mais visiblement, elle non plus...
Le bois crépitait gaiement dans l'âtre, et un fumet alléchant se dégageait de la marmite tandis que les bourrasques s'intensifiaient toujours à l'extérieur. En un sens, leur situation n'aurait pu être plus confortable ! Il aurait été dommage de gâcher ce moment de partage par une anxiété quelconque. Pour détendre l'atmosphère, le jeune Chemenn songea à lancer "Au moins, nous partageons notre gêne !", mais se ravisa. Ce n'était pas si drôle que ça, et ce devait être le genre de phrase qui parait excellente lorsqu'on la pense, et désastreuse lorsqu'on la prononce.

Malgré lui, il fut rassuré d'apprendre que la frêle demoiselle ne passait pas ses journées seule. Elle était certainement apte à se débrouiller par elle-même, mais quand il le pouvait, il préférait que chacun ait au moins une personne à se confier et sur qui compter. Wakumbë avait déjà croisé ce Khilmari à deux ou trois reprises, mais la manière dont Niila l'appelait "Père" l'intriguait. S'était-il fourvoyé en se rappelant qu'elle n'était pas originaire du clan Chilchaki ? Peut-être était-elle née ici après tout. Il ne se rappelait pas qu'un homme et sa fille étaient arrivés il y a plusieurs années de cela. En relevant les yeux du bol que la jeune femme lui tendait, Wakumbë constata qu'elle le fixait sans ciller. Il piqua un fard et toussota, réalisant qu'à force de se perdre dans ses pensées il avait peut-être manqué une question. Néanmoins, quelques mots s'assemblèrent : elle lui demandait si... s'il partageait sa vie avec quelqu'un ?... Ce devait être ça. S'efforçant de prendre un ton assuré et compétent, il s'installa plus confortablement sur son séant et répondit, dégagé :

" Oh, non. Je suis assez difficile à vivre au quotidien ", ajouta-t-il avec un sourire sincère. " Je passe le plus clair de mon temps avec Mamaka Chouette-Blanche, à nous rappeler le bon vieux temps. A évoquer des souvenirs partagés avec son mari, mon mentor... "

Un instant, son regard se fit vague, contemplant la nappe sans la voir vraiment. Des tas de pensées se bousculaient dans sa tête. Frémissant, il poursuivit :

" Cela me convient, j'aime assez la solitude. "

Il enfouit sa cuillère dans son bol et souffla prudemment dessus en l'approchant de sa bouche. Ça sent délicieusement bon, et il ne doutait pas que le goût serait au moins aussi agréable. Il se brûla le bout de la langue mais s'en moquait pas mal. Il avala tout rond après avoir savouré la saveur de la nourriture, et lança, les yeux brillants autant par le plaisir que par la douleur :

" Par Eliwha ! C'est rudement bon ! J'ignorais que les potières pouvaient se permettre d'être aussi bonnes cuisinières. "

Il enchaîna deux ou trois autres cuillerées afin de calmer sa faim, puis avala une gorgée d'eau au gobelet qui trônait près de son assiette.

" A mon tour de vous poser une question ", lança-t-il avec un air malicieux. " Vous avez parlé de Khilmari en tant que "père", tout à l'heure. L'est-il vraiment ? "

Elle le contemplait et fut surprise de le voir rougir. Ce devait être la chaleur...à moins qu'être fixé ainsi le rendit mal à l'aise. La jeune fille se morigéna intérieurement sur ce qui ne se faisait pas. S'était-elle déjà retrouvé en tête à tête avec un homme? Personne, en dehors de son père.
Il faut dire que le Chemenn avait les cheveux aussi blanc qu'elle même les avait noir. Un contraste important parmi leurs peaux pâles et leurs yeux clair. Pourtant, il ne paraissait pas vieux et possédait un visage plutôt beau si l'on regardait ses traits.
Elle reporta son attention sur ses lèvres tandis qu'il répondait à sa question, observant comme une idiote le mouvement de sa bouche.
Il vivait avec Mamaka tout le temps...Seul ou avec une personne âgée, à ressasser le passé. Au fur et à mesure que ses paroles défilait, le visage de la jeune femme pris une expression triste.
Elle éprouvait une peine sincère pour lui et même s'il disait être heureux seul, en réalité, qui l'était vraiment?

Elle aussi se sentait mieux seule, mais c'était simplement pour échapper à la pression d'être accompagnée. Dès que Khilmari n'était plus là...le vide la rongeait. Elle avait beau s'occuper, rien n'y faisait. La solitude hantait ses jours et ses nuits et même si elle faisait bonne figure, comme si tout allait bien, ce n'était au final pas le cas.
Ressentait-il la même chose? Elle avait fait le choix de ne pas chercher à retrouver son passé alors que lui œuvrait chaque jour pour se remémorer chaque instant.

Elle se redressa en appui sur la petite table, comme mue par un acte de bienveillance toute prête à lui dire que s'il se sentait seul, il pouvait venir la voir, mais lorsque sa bouche s'ouvrit, aucun son ne sortit. Alors qu'il s'exclama tout enthousiaste que le plat était délicieux, toutes les bonnes résolutions de Niila tombèrent à l'eau et elle ne put que sourire face à ses yeux pétillants de gourmandise.

Elle hocha la tête pour le remercier de son compliment et sentit la chaleur monter à ses joues. En dehors de son travail de potière, personne ne lui avait fait de compliments sur ses talents de cuisinière.

Il bu une gorgée d'eau, et relança la conversation.

- Khilmari m'a trouvé dans la neige. Il m'a ramené au village. Je n'étais alors qu'une petite fille qui n'avait plus de mémoire. Il est celui qui m'a donné mes premiers souvenirs.

Lorsqu'elle racontait cela, son visage s'adoucissait toujours de la reconnaissance et de tout ce qu'elle lui devait. Il lui avait offert un toit, de la nourriture, la chaleur d'un foyer, en somme, la vie. Se rendant compte que la conversation tournait beaucoup autour d'elle, elle replanta ses yeux dans celui de Wakumbë et reprit l'air malicieux du jeune homme avant elle :

- A mon tour n'est-ce pas?  Elle marqua une pause, attendant son accord . J'ai entendu dire, que vous n'étiez pas d'ici vous non plus. D'où venez vous?

Et dans l'attente, elle prit la liberté de lui resservir une louche de ragoût.

La chaleur du feu était agréable. Se mêlant aux volutes parfumées du repas qu’ils partageaient, tout semblait réuni pour produire une ambiance chaleureuse et confortable. Wakumbë songea que c’était exactement le genre d’atmosphère qui permettait de se sentir à l’aise en un rien de temps. En sécurité, aussi. Les bourrasques glacées secouaient la toile extérieure de la yourte, comme un lointain écho. Le jeune homme s’amusait parfois à découvrir des endroits exceptionnels, tant par leur paysage que par ce qu’ils faisaient ressentir. Il eut l’impression qu’il pourrait éternellement rester sous cette tente à discuter avec cette femme qu’il connaissait à peine. La fin du monde pouvait se produire, cela lui était égal. Il vivait l’un de ces moments de grâce qui vous donnaient l’impression que l’ordinaire se teintait de magie et d’impossible. A l’abri de la tempête, il se sentait en sûreté. En présence d’une âme qui devait partager son opinion.
Après que la jeune femme lui ait répondu, il hocha la tête, compréhensif. Des horreurs arrivaient tous les jours, mais il y avait toujours quelqu’un pour aider ceux victimes d’une injustice. Au bout de quelques secondes, il ferma les yeux et leva la main en murmurant :

« Chut ! Vous entendez ? » Un frisson de plaisir sinua le long de son échine, et il ajouta en souriant : « Le silence... »

En effet, la tempête s’était brusquement tue, les laissant écouter un calme serein. Mais cela ne dura pas, et bientôt les bourrasques reprirent de plus belle. Wakumbë rouvrit les yeux, toujours souriant. Comme il aimait ces tempêtes ! Mortelles pour celui qui ne sait pas les dompter, certes, mais si belles... familières, elles étaient désormais pour lui comme de vieilles amies, tonitruantes et excessives.
Le jeune homme accepta avec plaisir que son hôte le resserve. Toutefois, ce geste fut accompagné d’une question. La question, en vérité, celle que tous avaient à la bouche mais n’osaient pas énoncer à haute et intelligible voix. Avec le temps, Wakumbë avait appris à esquiver les interrogations gênantes, à dissimuler sa peine. Mais le nœud désormais familier lui nouait toujours la gorge quand il devait éluder. Il regarda la jeune femme qui l’observait avec le même air hésitant. Le Chemenn sourit sincèrement en se faisant la réflexion qu’elle ressemblait à un oisillon tombé de son nid. Si forte - il lui en avait fallu du courage, pour combattre son amnésie et réapprendre à vivre !- et si fragile à la fois. Typiquement le genre de personne qui vous donnaient envie de les protéger sans comprendre pourquoi.

« Je pense qu’il y a des vérités qui ne valent pas la peine d’être énoncées », reprit Wakumbë avec douceur. « Mon histoire ne t’apporterait rien car elle n’a plus aucune valeur à mes yeux. Elle est comme un vieux cauchemar que l’on préfère refouler dans un coin de son esprit, sans vraiment pouvoir l’oublier... Le fait est que cela n’a plus d’importance, et que je souhaite prêter attention à ce que je vis aujourd’hui plutôt qu’à ce que j’ai vécu il y a des années. Je pense que tu peux comprendre... »

Baissant les yeux sur son bol, le jeune homme resta silencieux quelques secondes avant d’ajouter :

« Il faut continuer à vivre. Et l’on n’y parvient pas en ressassant constamment de vieux souvenirs. Pour aller de l’avant, il faut parfois oublier sans se poser de question, sans chercher à comprendre. Des tas de choses horribles arrivent tous les jours. Ce n’est jamais juste, ce n’est jamais rationnel. Nous ne pouvons que l’accepter, et aider ceux qui en souffrent. Réapprendre à vivre. Comme tu l’as fait avec Khilmari, comme je l’ai fait aux côtés de mon mentor. Personne n’a dit que c’était facile. Mais c’est tout ce que nous pouvons faire, et... »

Subitement, il se tut, craignant d’en avoir trop dit. Il fronça les sourcils, agacé par lui-même, et s’efforça de sourire à nouveau :

« ...et je suis heureux d’avoir enfin l’occasion de partager du temps avec toi. Je n’arrive toujours pas à comprendre que cela ne se soit pas produit avant ! Quelle impolitesse de ma part. »

Comme la jeune femme le fixait sans rien dire, le Chemenn détourna à nouveau les yeux avant de souffler avec honnêteté :

« C’est horrible à dire mais... je suis soulagé de pouvoir partager ça avec quelqu’un qui puisse comprendre ce que je ressens. Les autres sont pleins de sollicitude et de compassion, mais ils ne comprennent pas. »

Chanceuse. Niila était chanceuse à n'en pas douter. Assise face à l'homme, buvant chacune de ses paroles empreintes de vérité, elle estima rapidement avoir eut plus de chance que lui.

Certes, elle avait perdu la mémoire, et si à une époque alors qu'elle était bien plus jeune, cela l'avait perturbé, aujourd'hui elle s'était recréée une vie en partant de rien. Mais lui avait du volontairement mettre ses souvenirs apparemment douloureux de côté pour vivre à nouveau. Ce devait être dur, et fatiguant. Elle le regarda sous un nouveau jour, si calme et si...triste? Etait-ce bien cela qu'elle voyait dans ses yeux? Rien n'était moins sûr et Niila n'était pas habituée à analyser les émotions des autres. Avec Khilmari, tout était simple, il disait simplement ce qui allait ou ce qui n'allait pas.

Le Chemenn semblait avare de paroles le concernant pourtant il se livra avec une sensibilité et une forme de peine qui toucha la jeune fille. Ils ne se connaissaient pas, et le mystère qui entourait le jeune homme attirait Nilla comme un papillon la lumière.

Wakumbë irradiait de par la couleur de ses cheveux, de sa peau et par son statut. Chemenn, cet être de magie et de secrets. Pourtant, elle le voyait désormais autrement, elle voyait le jeune homme seul et souffrant d'un passé qu'il souhaite oublier mais dont il n'arrive pas vraiment à se défaire.

Elle aurait souhaité lui offrir son amnésie ne serait-ce que pour le libérer de ce fardeau. Il la regardait aussi, parfois, mais très vite son regard se détournait. Peut-être la prenait-il pour une simple d'esprit, comme elle restait sans rien dire, la bouche entrouverte.
Et puis, le ton de sa voix changea avec ses dernières paroles. C'était du soulagement, et la jeune fille fut surprise de lui procurer pareil sentiment. Surprise, mais heureuse.

Que répondre après ce touchant discours criant d'honnêteté? Elle l'ignorait et conserva le silence, cherchant dans son cerveau les mots justes, les mots parfaits qui pourrait l'apaiser.

Elle ne se connaissait pas aussi protectrice et bienveillante, surement un trait de caractère de Khilmari qui déteignait sur elle, sinon quoi d'autre?
L'atmosphère lui parut étrange, en tête à tête dans la yourte alors que la tempête criait de temps à autres dehors, eux ne risquaient rien.

- Vous êtes comme la neige, murmura Niila en souriant, plus pour elle que pour lui.

C'est ce qu'elle pensait. Au premier coup d'oeil simplement froide et belle, mais pour le regard exercé, apaisante et magnifique. Impossible de ne pas apprécier la sécurité d'un lourd manteau de neige, enveloppant la nature comme pour la protéger jusqu'au printemps.

Et puis, se rendant compte que ce n'était pas du tout les mots parfaits qu'elle voulait lui dire l'instant d'avant, elle reprit, gênée :

- Enfin, je veux dire...que moi aussi je suis heureuse de vous connaître mieux et...la neige vous savez...enfin..hum

Rien à faire, elle s’emmêlait dans des explications douteuses et complètement farfelues. C'est alors qu'elle remarqua que le gobelet du jeune homme était vide et sauta sur l'occasion.

- Vous n'avez plus rien à boire, je vais faire un peu de tisane.

Sans attendre, elle se détourna de lui pour retourner à l'âtre mettre de l'eau à chauffer dans la bouilloire en fonte. Elle n'osait plus le regarder, trop honteuse de ce comportement puéril. Jamais elle n'avait réagit de la sorte avec aucun autre okanaki. ce devait être parce qu'il était le Chemenn, cela lui mettait la pression. Et lui? ne l'avait-il pas?

Elle soupira et ses épaules se soulevèrent haut. Toujours sans oser le regarder, elle lança d'une voix suffisamment forte pour qu'il puisse l'entendre au delà du crépitement du feu.

- Je vous comprends.

Il était nécessaire qu'elle l'affirme avec des mots.

La gêne manifeste de la jeune fille arracha un sourire au Chemenn. Malgré lui, l’impulsivité et le naturel de la petite potière l’attendrissait. Elle semblait voir en lui au-delà de la barrière que son rang imposait - barrière qu’il s’efforçait de faire tomber -, tout en gardant une certaine distance entre-eux. Était-ce par peur ? Wakumbë en doutait. Cela s’apparentait davantage à du respect. La potière n’en fut que plus intrigante, et le jeune homme se surprit à espérer que la barrière qui les éloignait l’un de l’autre finisse par s’effacer. Il ne supportait pas que ses relations subissent un frein à cause de son statut. Parfois, son rôle de Chemenn lui apparaissait comme un fardeau.
Toujours souriant, il repoussa son bol. Comme il était étrange que quelques mots aient suffit à leur faire comprendre qu’ils n’étaient pas seuls ! Wakumbë se sentait agréablement en sécurité sous cette tente inconnue, en présence de cette fille qu’il connaissait à peine. C’était comme si les troubles de leurs passés respectifs leur avaient permis de se rapprocher un peu. Le jeune homme avait beau tout ignorer de Niila Blanche Paumes, il savait qu’elle le comprenait. Et manifestement, celle-ci appréciait également que leur rencontre repousse la solitude et l’amertume. Une agréable chaleur naissait au creux de sa poitrine, et Wakumbë fut étonné de constater qu’il était heureux. Oh, pas le bonheur durable que tout le monde espère et appelle de ses vœux, non ! Une une paix confortable, momentanée, qui ne durerait pas, il le savait. Une fois qu’il aurait quitté cette tente, le poids caractéristique de ses regrets reprendrait sa place, et le bien-être s’éloignerait. Mais ce n’était pas une raison valable pour ne pas en profiter. Qu’elle le veuille ou non, cette jeune femme lui permettait de se sentir bien.
Dirigeant son regard vers l’eau qui bouillait, Wakumbë garda le silence quelques secondes, apaisé. Pour le rompre, il lâcha :

« Rien ne vaut une bonne tasse de thé par un soir comme celui-ci. Je reconnais avoir un faible pour la menthe, mais plus pour son parfum que pour son goût, que je trouve souvent trop... »

Il s’interrompit, relevant les yeux et tendant l’oreille. Les hurlements du vent avaient cessé. Le jeune homme s’attendait à ce que les bourrasques reprennent, mais un calme durable semblait s’être installé. Aussitôt, ne prenant pas garde à la réaction stupéfaite de son hôte, il se releva et courut presque jusqu’à l’ouverture de la tente. Il passa la tête dehors, et l’air froid de la nuit fouetta son visage. Le choc le fit frissonner, mais il inspira profondément, savourant les lourds parfums que charriait l’air nocturne. La tempête avait cessé, recouvrant le campement d’un épais manteau de neige. La clairière où ils étaient installés bordait un cours d’eau, lui-même encadré par de solides collines. Recouvertes de neige, celles-ci dessinaient les courbes sensuelles d’une femme à l’horizon, présentant leur dos rond à la lune. Il neigeait encore, mais de petits flocons d’une extrême douceur, plus légers qu’une plume. La lumière lunaire était suffisamment forte pour voir où on mettait les pieds.
Comme un enfant, Wakumbë laissa le pan de toile se refermer et retourna auprès de Niila :

«Tu dois me prendre pour un fou !» , sourit-il, des étoiles dans les yeux. « Mais c’est une nuit parfaite pour une promenade. Ça te dirait qu’on prenne nos tasses et qu’on aille marcher ?»

Toute fatigue l’avait brusquement quitté. Un bon repas chaud remplissait son ventre, et l’idée d’entendre la neige craquer sous ses pas l’emplissait déjà d’une joie enfantine. Il avait conscience de la puérilité de son envie, mais s’en fichait pas mal. Après tout, il passait un bon moment, avec une bonne personne. En quoi cela aurait-il été gênant ? Plein d’espoir, il attendit donc la réponse de la jeune femme avec une impatience renouvelée.

Alors qu'elle préparait les infusions, elle se demanda quelles herbes elle allait pouvoir y ajouter quand il lui parla de la menthe. A priori, il n'aimait pas le goût mais elle ne put en être sûre. D'un seul coup il se leva et se précipita à l'ouverture de la yourte.
Elle se retint de lâcher un "non ne partez pas, je n'ai pas de menthe!" lorsqu'elle se rendit compte qu'il ne partait pas, il regardait simplement dehors.

Le silence se fit alors, autant dans la yourte que dans l'obscurité de la nuit. La nuit. Déjà?
Elle n'en croyait pas ses yeux, le temps était passé si vite en sa compagnie, et pire que tout, un sentiment de culpabilité l'envahit alors qu'elle songeait que depuis l'arrivée du jeune homme, elle ne s'inquiétait plus de son père. Khilmari pouvait être mort quelque part et voilà plusieurs heures qu'elle ne pensait plus à lui.

Son visage se mua en une moue triste alors que son corps se gorgeait de honte et c'est la réapparition de Wakumbë qui lui remonta le moral.
Il était très proche d'elle et dans sa voix et ses yeux, vibrait une excitation puérile.

Niila se surprit à sourire et répondit tout aussi enthousiaste :

- Allons-y!

Elle retira les herbes en décoction et enfila son lourd manteau de peau avant de rabattre la capuche duveteuse sur sa tête.
Puis, elle avança vers l'ouverture et attendit qu'il lui ouvre comme elle avait les mains prises avec les tasses.
Une fois dehors, elle respira profondément cet air frais et pur qui lui brûla un instant les narines, et tendit sa tasse au Chemenn.

- Mélisse, verveine et camomille, susurra-t-elle en le fixant avec un sourire protecteur.
Pour trouver l'apaisement, combattre tes angoisses et passer une bonne nuit songea-t-elle.

Puis son regard se posa sur l'étendue blanche qui les entourait. Le campement ne dormait pas, mais la nuit, chacun était dans sa yourte l'hiver. Bien au chaud. Les lumières des feux jaune s'échappant des tentes donnaient un écho chaleureux de l'écho de la Lune.
Le paysage l'émerveilla et l'émotion lui serra la gorge un instant. Elle n'avait jamais pensé sortir de nuit ainsi. Ses pieds s'enfonçaient dans la poudreuse fraîche lorsqu'elle avançait tranquillement, soufflant sur sa tasse qui fumait généreusement dans l'air froid.

Elle se retourna et observa Wakumbë, attendant de voir les réactions du jeune homme.
Si enthousiaste quelques minutes avant, qu'allait-il faire à présent? Elle s'attendait presque à le voir improviser une luge de fortune et faire des glissades, armé de son sourire ravageur.

Les flocons tombaient, comme des caresses s'accrochant à ses cils et à ses cheveux.
Et le coeur gonflé d'une chaleur jusqu'ici inconnue, elle savoura cet instant. Elle n'avait pas froid. Ses doigts s'agrippaient à sa tasse en argile, comme pour se raccrocher à quelque chose de réel tant cette scène lui parut irréelle.

Au fond de lui, Wakumbë n’était pas totalement certain que Niila accepte de sortir. Ils se connaissaient depuis très peu de temps, de sorte que le jeune homme ignorait si la potière était le genre de personne à préférer le confort d’une tente aux splendeurs nocturnes. Aussi fut-il parfaitement heureux de la voir se lever avec un sourire étonné, et le suivre à l’extérieur en emportant leurs boissons. Tout se passait bien entre-eux, mais le Chemenn avait redouté un instant que la jeune femme se révèle étroite d’esprit, ou désagréable comme pouvaient l’être les inconnus. On ne pouvait jamais être sûr à l’avance de comment réagirait une personne que l’on connaissait mal, ou bien peu. Pourtant, plus le temps passait, plus la compagnie de Niila lui paraissait délicieuse. Elle était intelligente, vive, même si elle dissimulait (volontairement ou pas) ces réactions sous un naturel timide et hésitant. Cela ne faisait que rajouter à son charme, bien sûr. Elle donnait l’impression d’un petit oiseau tombé du nid. Peut-être était-ce cette nuit magnifique qui lui faisait perdre la tête, peut-être s’était-il cogné le crane sans qu’il ne s’en rende compte. Wakumbë n’avait pas pour habitude de s’attendrir aussi facilement. Mais il ressentait un tel bien être, proche de l’ataraxie que les anciens décrivaient avec les yeux brillants, qu’il ne pouvait s’obliger à retrouver un naturel qui lui conviendrait davantage.
Humant le parfum de l’hiver qui s’installait peu à peu, le jeune homme ferma les yeux, savourant ce moment magique. Il emboîta le pas de Niila, qui marchait silencieusement sur la rive de la rivière. Le bruissement de l’eau le fit frissonner. A la pâle clarté lunaire, ils pouvaient distinguer ça et là les écailles rosâtres de poissons qui remontaient le courant. La jeune femme lui tendit sa tasse, et Wakumbë fut bien content d’apprendre que sa boisson était dénuée de menthe. Il respira la vapeur du thé et sourit. Ça sentait délicieusement bon ! Remerciant son hôte, le Chemenn vint se placer à ses côtés. Durant plusieurs minutes, il n’y eut que le craquement de la neige sous leurs pas tranquilles. A petites gorgées, Wakumbë savourait son thé. L’eau chaude réchauffait son corps qui frissonnait, pourtant il ne sentait pas le froid. C’était vraiment une nuit étrange.
Au bout d’un certain temps, le jeune homme demanda, sincèrement intrigué :

« Dis-moi... comment en es-tu venue à vouloir être potière ?»

Au fond de lui, ce genre de décision l’avait toujours fasciné. Il se demandait parfois ce que serait sa vie s’il n’avait pas accepté la proposition de son mentor et suivi une formation de Chemenn. A l’époque, aucun métier ne l’attirait plus qu’un autre. Oh, il ne se débrouillait pas trop mal avec un arc dans les mains, alors peut-être aurait-il finalement tenté de devenir Chasseur... Wakumbë aimait imaginer ce que son avenir lui aurait réservé s’il ne s’était pas jeté dans cet apprentissage. Au fond, ç’avait été une décision étonnamment facile à prendre, comme si la réponse était évidente et ne lui avait pas laissé le temps d’y réfléchir sérieusement. Parfois, il avait la désagréable sensation de ne pas avoir eu le choix, tout en sachant que c’était faux. Personne ne l’avait forcé à accepter. Il ne regrettait en rien ce qu’il était devenu, évidemment. Il avait trouvé sa voie, et faisait ce qu’il souhaitait tout en aidant ses proches. La position de Chemenn était assez confortable, quand on y pensait. Il était simplement... curieux. Reprenant en grimaçant un sourire, il ajouta :

« Enfin je veux dire... Ça t’est venu comme ça, du jour au lendemain, tu t’es levée un matin en te disant «Je sais. Je vais devenir potière !» ou bien tu as mis plusieurs mois à prendre une décision ?»

Mais d’un côté, il la voyait mal se réveiller les cheveux en bataille, illuminée par la certitude qu’elle savait ce qu’elle souhaitait devenir. Quelqu’un l’avait peut-être aidée à deviner, après-tout, comme ç’avait été le cas pour lui. Choisir un avenir n’est jamais chose aisée, et lui-même avait été bien content que quelqu’un soit là pour l’empêcher de mettre les pieds dans les ennuis. Évidemment, ça ne l’avait pas empêché de faire tout un tas de bourdes. Furtivement, Wakumbë revit la tente à demi incendiée par sa faute, lorsqu’il s’entraînait à la magie des pierres. Mamaka Chouette-Blanche et son mari Chemenn n’avaient pas été très en joie ce jour là. Quelques autres explosions de ce genre s’étaient produites au début, avant qu’il n’apprenne à user de la magie correctement. Tout le monde avait été bien content.

« Khilmari t’a aidée à décider ?»

Une idée en entraînant une autre, et comparé à ce que la jeune femme lui avait avoué un peu plus tôt (que son père ne la quittait presque jamais, notamment), Wakumbë ne put s’empêcher d’ajouter, étonné :

« Ce ne sont pas mes oignons, mais comment se fait-il que vous soyez seule ce soir ?»

La neige crissait sous leurs pas. Le vent s'était calmé, laissant les flocons de neige entamer un ballet des plus somptueux. Niila savourait cet instant, sirotant son infusion en si bonne compagnie. Elle n'osait pas le regarder, de peur que cela paraisse suspect ou irrespectueux, mais elle en mourrait d'envie.
A quoi songeait-il en se promenant ainsi? Son regard était-il porté sur elle? Souriait-il?
Tant de questions qui resteraient sans doute sans réponse.

Et puis, rompant le silence, il lui posa la question qu'on ne lui avait jamais posé.
Depuis son arrivée dans le clan, Niila avait simplement cherchée à se rendre utile, comme pour payer la dette qu'elle leur devrait toute sa vie. Aussi, lorsqu'elle avait commencé à exposer des travaux d'argile, personne ne lui avait demandé comment cela lui avait pris. Tous avait juste été heureux, de posséder quelques objets supplémentaires.
Intriguée par la curiosité de son compagnon, elle se surprit à sourire, presque à rire et se tourna face à lui sans cesser de marcher. Il n'était pas aisé de se diriger ainsi, en marche arrière, d'autant plus que ses mains étaient prises, cependant, elle voulait voir son visage lorsqu'ils discutaient.

Manquer une seule seconde d'expression de Wakumbë lui parut insurmontable.

- T'es-tu réveillé en te disant " je vais devenir Chemenn?", se moqua-t-elle gentiment, avant de se rendre compte qu'elle venait de le tutoyer.

- Je veux dire, vous êtes vous...pardonnez moi, ajouta-t-elle sur un ton d'excuse.

Elle ne douta pas une seconde qu'il lui pardonnerait, mais n'osa plus le regarder pendant un moment.
Ses pieds se remirent dans le sens de leur marche et prit une petite gorgée de tisane avant de reprendre.

- Je ne sais pas vraiment. Après mon arrivée ici, je voulais me rendre utile pour le clan, mais je n'étais pas vraiment douée pour la chasse, ni pour tout autre entrainement demandant des réflexes. Non loin de la rivière, il y a une famille de loutres qui y séjourne. J'aimais bien aller les voir et à force de longer la rive, j'ai fini par m'intéresser à cette matière. Rien de bien extraordinaire je suppose, contrairement à la vocation de devenir Chemenn.

Elle reprit une gorgée tout en se rendant compte qu'elle ne parlait jamais autant en temps normal.

- D'une certaine façon, oui, il m'a aidé à décider. En l'observant, je me suis vite rendu compte en tout cas que la chasse n'était pas pour moi, lâcha-t-elle avec un sourire franc.

Mais ce sourire ne dura pas. Inquiète, son regard se tourna vers un horizon sombre malgré la lune et son pas ralenti, jusqu'à s'arrêter.
Le vent se leva à nouveau, aussi léger qu'une brise et joua avec ses cheveux un instant.

- Il n'est pas encore rentré. Au levé du soleil, cela fera trois jours.

Sa voix mourut au dessus de la vapeur dégagée par sa tasse. Elle déglutit avec difficulté. Inutile de s'inquiéter autant et de gâcher la soirée. Mais elle ne pouvait retourner la question à Wakumbë, vivant seul, personne ne l'attendait ce soir. Un tel quotidien ne lui pesait-il pas?
Elle se força à sourire en se tournant à nouveau vers lui.

- Alors? Vous aviez prévu de passer la soirée dans la neige ce soir?

Une façon déguisée de savoir s'il pensait rester encore un peu.

C'était définitivement une bonne soirée. Wakumbë savourait de la partager avec quelqu'un. Il avait beau être habitué la solitude, il avait parfois la sensation de la supporter plutôt que de vraiment l'apprécier. Combien de temps depuis la dernière fois qu'il avait parlé aussi longuement avec quelqu'un ? Cinq mois, plus ? Redécouvrir la simplicité chaleureuse d'échanges amicaux lui plaisait. De toute évidence, Niila préférait regarder son interlocuteur, ce qui rappelait sa nature franche et honnête. Cela aussi lui plaisait. De toute manière, il suffisait de la regarder un moment pour comprendre que la jeune femme n'était pas de celles qui se pomponnent ou papillonnent des cils.
Un instant, il crut que ses oreilles l'avaient trompé : l'avait-elle tutoyé ? Mais aussitôt, la jeune femme se détourna, rougissante. Refusant qu'elle s'impose à elle-même une quelconque punition, Wakumbë lui donna un petit coup d'épaule, moqueur. Il agissait simplement, sans réfléchir, alors que se montrer aussi ouvert envers un quelconque inconnu lui aurait demandé un effort incroyable. Mais avec Niila, tout coulait de source. Comme si rattraper le temps perdu signifiait également reproduire les gestes et les mots qu'ils avaient manqué, sans transition ni semblant de gêne. C'était étrange, un peu culotté aussi... mais tellement agréable de se sentir accepté pour ce qu'on est, en oubliant un instant ses titres et ses couronnes !
Souriant, Wakumbë appréciait qu'elle parle d'elle, de son passé, de la manière dont elle était devenue comme elle l'était aujourd'hui. Était-ce ce que l'on ressent envers un membre de sa famille ? Une patience bienveillante, une attention teintée d'affection ? Il n'avait plus ressenti ça depuis... subitement, le visage d'Hanumbë apparut à ses yeux, mais lui seul pouvait le voir. Détournant le regard, le jeune Chemenn s'efforça de l'ignorer. Tant de fois il s'était juré de ne pas laisser son passé l'empêcher de vivre comme il le souhaitait ! Mais c'était toujours aussi difficile...
D'un air détaché, le jeune homme s'accroupit et ôta un de ses gants, caressant la neige du bout des doigts. Le contact doux et glacé de la poudreuse le fit frissonner.

"Tu sais, on ne peut pas vraiment dire qu'être Chemenn était une vocation", grimaça-t-il à son tour. "Les gens s'imaginent que c'est une décision évidente pour tous les Chemenns, que c'était leur but, leur "ambition suprême". Mais tout ça, c'est n'importe quoi. Crois-moi, les apprentis Chemenns sont aussi paumés que les apprentis chasseurs ou potiers !"

Cela l'amusait de se rappeler son adolescence. Et puis il l'imaginait, elle, les coudes et les genoux recouverts d'argile, à quatre pattes sur la rive d'une rivière, occupée à observer une famille de loutres, avec une tunique trop grande. Wakumbë regrettait de ne pas avoir connu Niila jeune fille, de ne pas avoir pu profiter de sa candeur naturelle. Oh, elle n'avait rien perdu de sa timidité et de sa dicretion ! Mais le Chemenn sentait bien qu'elle s'obligeait à le vouvoyer, à conserver une sorte de frontière entre eux-deux.

"Les Chasseurs sont parfois forcés de partir longtemps, pour pister une proie récalcitrante..." Du mieux qu'il le pouvait, Wakumbë s'efforçait de rassurer la jeune femme. Supporter l'absence inexpliquée d'un proche pouvait être douloureux, il le savait. Mais Khilmari semblait être un homme honnête et fort, auquel rien de grave ne pouvait arriver. Il n'y avait certainement pas lieu de s'inquiéter, dans le fond. Bon prince, il bomba le torse en croisant les mains dans son dos et ajouta d'un air noble : "Dans tous les cas, tu sais que tu peux compter sur moi pour te changer les idées. Je joue très bien du tambourin."

La nouvelle question de Niila le fit sourire. Quelque-chose le disait que (même si elle ne le montrait pas ouvertement) la jeune femme appréciait autant que lui ce moment volé au nez et à la barbe du monde. Cette nuit leur appartenait. Et au fond, il n'avait pas envie que cela s'arrête.

"Et bien je ne vais pas tarder à rejoindre ma tente, mais avant ça... il me reste encore une chose à faire."

Subitement, il lança une boule de neige droit sur la jeune femme. A force d'exercice, il manquait rarement un tir, et celui-là ne fit pas exception : le projectile explosa en un millier de particules de givre au-dessus de l'oreille de la pauvre victime. Interdit, Wakumbë attendit la réaction de sa compagne. C'était un peu risqué, et peut-être avait-il dépassé les bornes... malgré tout, un sourire mutin qu'il peinait à réprimer chatouillait le coin de ses lèvres.

Leur discussion allait bon train. Niila savourait ce moment partagé avec un réel plaisir et il lui sembla que le Chemenn aussi appréciait ces instants. Elle ne pouvait s'empêcher de sourire, avec franchise et un peu de stupidité aussi. La nuit était belle, les paroles du jeune homme douces. Jamais elle n'avait vécu pareil moment.

Oh bien sûr elle s'était déjà promenée avec Khilmari, mais là, tout de suite, c'était différent.
Wakumbë était différent de ce qu'elle imaginait, et elle se demanda un instant, si la façon dont elle voyait le monde n'était finalement pas biaisé.
Elle s'était toujours sentie prisonnière de ce passé oublié. Avec toute la volonté du monde, elle était parvenue à voir la vie telle qu'elle était, une nouvelle naissance pour elle.
Pourtant, ce passé qu'elle avait longtemps laissé derrière elle, faute de s'en souvenir, lui attirait la sympathie du jeune homme, et non pas la pitié. Mieux que cela, leurs origines peux communes au Clan Chilchaki semblaient les rapprocher.
La douce chaleur qui envahissait son être n'avait rien à voir avec sa tisane. Et comme il lui indiquait avoir une chose à faire, elle se tourna dans sa direction.

Le choc la surprit autant que le froid. Ses mains lâchèrent sa tasse qui tomba dans la neige en un bruit mat, avant que le crépitement de la neige rencontrant l'eau brûlante ne s'élève.
Le souffle coupé, Niila resta coite un instant et posa son regard sur Wakumbë.
En apercevant le sourire en coin du jeune homme, elle comprit que c'était un jeu. Un jeu de bataille de boules de neige. Depuis combien de temps n'en avait-elle pas fait? Tellement longtemps qu'elle douta même n'y avoir jamais participé...

Un large sourire transforma les traits de son visage et puis le défi pris le dessus. S'il voulait jouer à ça, alors elle lui montrerait! Agir dans la rapidité, dans le réflexe, ce n'était vraiment pas son fort. Tous les entrainement réalisés par Khilmari s'étaient toujours achevés par un échec cuisant, mais elle sentait que ce soir, portée par Wakumbë, elle pourrait être à la hauteur. Après tout, ce n'était qu'un jeu!

Sans plus attendre, elle se baissa et ramassa la neige qu'elle compacta en une boule, puis une autre. Armée de ses deux munitions, elle jeta la première, qui siffla à droite du jeune homme, puis lança la seconde, qui cette fois-ci vola sur sa gauche.
Le seul moyen qu'elle aurait eu pour pouvoir le toucher aurait été qu'il se jette dedans, tellement les tirs étaient mauvais. Il n'avait même pas bougé.

De rage et de honte, elle se baissa pour ramasser une boule plus grosse. Lui avait réussit son tir en un coup, et à présent, elle se ridiculisait avec des tirs dignes d'un enfant de quatre ans. Et encore...l'enfant aurait surement visé juste, seul le manque de force l'aurait pénalisé.

Elle se redressa, brandissant à deux mains sa nouvelle munition au dessus de sa tête, et se balança en arrière pour lui donner plus d'impulsion. C'est alors qu'emportée par le poids de la neige, son pied glissa et elle s'étala de tout son long sur le dos. La boule de neige destinée à Wakumbë s'écrasa mollement entre les doigts de la jeune femme juste au dessus de sa tête.

Allongée ainsi dans la neige, le visage face aux étoiles, le rouge lui monta au joues et les larmes lui piquèrent les yeux. Mélange de colère et de honte, d'avoir été si terrible et d'avoir gâché le jeu. Dans un bruissement, elle ramena ses mains pour cacher son visage et marmonna :

- Je suis nulle!!!

Si après ça il ne trouvait pas une excuse pour rentrer chez lui...

Force était de constater que Niila faisait une bien piètre adversaire. Chacun de ses tirs se perdait dans la nuit, et Wakumbë n'avait pas à les esquiver pour éviter qu'ils ne le touchent. Pourtant, le Chemenn devait admettre que la jeune femme ne se décourageait pas facilement. On devait bien lui laisser ça ! Inlassablement, la petite potière se réapprovisionnait en munitions avant de redonner l'assaut. Wakumbë s'amusa un moment de sa témérité, faisant mine de rater ses propres tirs pour que le jeu ne se finisse pas trop vite. Celui-ci avait beau être inégal, il était heureux que Niila ait accepté de jouer le jeu sans broncher. Elle avait même l'air d'apprécier ce bref retour en enfance... Ils batifolèrent une poignée de minutes, pataugeant dans la neige qui se ramollissait sous leurs pas fiévreux, ignorant que leurs cris risquaient de réveiller bêtes sauvages et Chilchakis assoupis.
Puis, lorsque son souffle fut devenu court et que le sang tambourina contre ses tempes, Wakumbë s'immobilisa. La jeune femme soulevait vaille que vaille une boule de neige gigantesque - qui aurait été parfaite pour faire un bonhomme, ne put-il s'empêcher de penser. Mais le poids était tel que la frêle demoiselle perdit l'équilibre et s'effondra. Le Chemenn crut un instant qu'elle s'était fait mal, mais la neige avait de toute évidence amorti sa chute. Bientôt, il se laissa tomber à ses côtés en riant. Il avait le souffle rauque et peinait à retrouver une respiration régulière, et un point de côté particulièrement douloureux lançait sa poitrine.

"Par Eliwha !" Wakumbë eut un éclat de rire sincère et repoussa une mèche de cheveux récalcitrante. "J'avais oublié à quel point c'était sportif !"

Toutefois, il se redressa sur ses coudes en constatant que sa partenaire ne s'en tirait pas à si bon compte. Niila avait l'air si agacée et honteuse que c'en était mignon. Mais, voyant qu'elle acceptait difficilement son échec et que les larmes lui montaient aux yeux, le jeune homme saisit une de ses mains minuscules entre les siennes sans réfléchir. La peau de la petite potière était si douce, si pure !

"Ce sont des mains d'artiste, pas des mains de guerrière. N'aie pas honte de ne pas être ce que tu n'es pas."

Fixant les étoiles qui scintillaient loin aux-dessus d'eux, Wakumbë se perdit dans leur contemplation. Il n'avait pas lâché la main de Niila. Bizarrement, ce contact le rassurait un peu, pour une raison qui lui échappait. Il avait l'étrange sensation que sa solitude prenait du recul lorsqu'il demeurait proche de la jeune femme. Tenir sa main le faisait se sentir apaisé, comme s'il se trouvait là où il devait être. Il ne cherchait pas à comprendre. Il était probablement trop tôt.
Plusieurs minutes s'écoulèrent de la sorte. Silencieux, sans échanger un regard, tous deux observaient le ballet de la neige qui tombait en délicates spirales. Puis, un vent glacial se leva, et ils ne purent rester là. Wakumbë se leva en aidant Niila à l'imiter. Il lâcha sa main à regret. S'obligeant à sourire, il lâcha sur un ton faussement dégagé :

"Je vais rentrer. Il se fait tard, et du travail m'attend demain. Des objets magiques à créer, les bêtises habituelles, enfin tu vois."

Osant à nouveau regarder la jeune femme dans les yeux, Wakumbë ajouta sincèrement :

"Merci beaucoup pour cette soirée. Le ragoût était délicieux. Et... enfin, je suis content de t'avoir rencontrée pour de vrai."

Il riait, encore et encore. Et chaque éclat lui parut comme un poignard. Toutes ses minutes durant lesquelles il se moquait d'elle avec autant de franchise lui firent mal.
Et puis, tout à coup, il se laissa tomber à ses côtés et même si leurs corps ne se touchaient pas, sa présence apporta une vague de chaleur dans la neige.

A travers ses mots, elle comprit qu'il ne riait pas d'elle, mais de cette bataille de boules de neige catastrophique, où elle n'avait pas réussi un seul de ses tirs.
Elle sentit plus qu'elle ne vit le mouvement du Chemenn lorsqu'il se redressa près d'elle et qu'il lui prit la main.
Surprise, elle tâcha de se concentrer sur ses mots, quand tous ses sens ne focalisaient que sur le contact contre sa peau.
Il était apaisant, gentil et la rassurait. Elle se remémora un instant précédent, lorsque leurs mains s'étaient effleurées dans la tente. Elle avait eu peur de ce contact, pourtant à présent, elle se surprit à savourer leur mains unis.

Ses doigts fins et froids enlaçant les siens. C'était à la fois tendre et sensuel. Le rouge lui monta au joues tandis qu'une nouvelle vague de chaleur envahissait son être. Jamais elle n'avait ressenti une telle chose. Khilmari ne lui avait jamais parlé de ce genre de sentiments. C'était effrayant, mais excitant à la fois. Elle glissa une œillade du coin de l’œil et remarqua qu'il avait reprit sa place et contemplait le ciel.

Elle décida d'en faire de même pour ne pas rompre le charme de cet instant avec une parole très certainement maladroite. Le temps semblait s'être arrêté et cela lui convenait très bien. Elle aurait pu passer des heures, voire même des jours à ses côtés.
Mais les étoiles bien que sublimes, n'étaient pas le point de concentration de la jeune femme. Intérieurement, elle cherchait à comprendre ce qui lui arrivait. Ce sentiment naissant, elle n'avait pas la moindre idée de ce que cela pouvait être. La seule chose dont elle était sûre, c'était qu'elle se sentait bien, mieux que bien, et qu'elle ne voulait pas qu'il parte. A moins que...son inquiétude soit liée à l'absence de Khilmari et que son cerveau en soit complètement retourné.

Mais elle n'eut pas vraiment le temps de s'y attarder, une bourrasque glacée les força à se relever. La tempête de neige guettait, il valait mieux rentrer. Il l'aida à se relever puis relâcha sa main avant de lui signaler qu'il allait rentrer.

Elle s'en doutait, ils ne pouvaient pas passer la nuit dehors, mais elle n'avait vraiment pas envie qu'il s'en aille. Elle ne voulait pas dormir, elle ne voulait pas se séparer de lui, pas maintenant...c'était trop tôt.
Et puis, elle se rendit compte que toutes ses considérations étaient stupides. Ils étaient du même clan, elle le reverrait.

Il chercha à nouveau son regard et lorsqu'il l'eut trouvé ajouter quelques mots adorables.
Elle sourit, touchée et réfléchit à une réponse correcte.

- Tu as raison, bredouilla-t-elle. Je dois partir chercher de l'argile demain et j'ai quelques heures de marches devant moi.

Son sourire se fit alors plus tendre :

- Merci d'être venu.

A nouveau, elle se perdit quelques instant sur les traits de son visage et dans la gentillesse logée au fond de ses yeux, et puis, elle finit par lever les bras pour executer le salut officiel Okanaki.
Mais pendant qu'elle le réalisait, elle se rendit compte à quel point c'était ridicule après ce qu'ils venaient de traverser.
Sans vraiment réfléchir, elle se blottit contre lui, capturant un peu de sa chaleur et de son odeur et souffla :

- Moi aussi, je suis contente.

Avant de le relâcher.
Leur étreinte n'avait durée que quelques secondes, mais déjà, elle sentait la déperdition de chaleur et le manque de sa personne lorsqu'elle s'éloigna de lui.
Elle commença à marcher en direction du campement, le vent forcissant il ne valait mieux pas traîner. Et puis, elle devait remettre de l'ordre dans ses idées, la nuit allait être longue.

Il avait été touché de constater que Niila était aussi peinée de mettre fin à leur promenade. Cette soirée avait été excellente, probablement la meilleure depuis longtemps. Après tout, il était normal qu'ils soient un peu tristes. Mais ils vivaient au même endroit, voyageaient de concert toute l'année ! Ce n'était pas vraiment comme s'ils n'auraient jamais l'occasion de se revoir. Il n'aurait qu'à briser un bol ou deux de temps en temps, et le tour était joué.

Alors qu'il se faisait cette réflexion, la jeune femme se blottit contre lui sans prévenir. Stupéfait, Wakumbë ne put réagir. Immobile, il sentit son coeur tambouriner contre sa poitrine. Niila devait probablement l'entendre elle-aussi. Il y avait une drôle de chaleur dans sa poitrine, comme si une porte s'était ouverte. C'était inquiétant et surprenant à la fois.

Après un temps qui lui parut extrêmement court, la jeune femme le repoussa doucement et le remercia à son tour pour ce moment. Puis elle disparût dans la neige. Resté seul, Wakumbë fixa le point où elle s'était évaporée, peinant à sortir de sa transe. Puis il frissonna, esquissa un sourire et marcha à son tour en direction du campement. Il n'y avait pas âme qui vive, et il se hâta de rejoindre sa tente. La chaleur de celle-ci lui tendit les bras quand il entra, l'enveloppant agréablement. Il ôta rapidement sa cape, ses bottes, et se blottit sous ses couvertures en étouffant un bâillement. La lueur d'une bougie dansait sur ses paupières closes, et ses yeux lui montraient la nuit merveilleuse qu'ils avaient partagé. Tout de même... C'était vraiment une drôle de fille...