La jeune fille n'a jamais rencontré que trois personnes au cours de sa vie :
Kaä la Rivière Calme, fut une mère adoptive aimante et attentive. Bien qu'elle ne comprennait pas entièrement sa fille, elle était celle qui savait le mieux apaiser ses angoisses, celle qui la berçait dans ses bras rassurants et qui lui fredonnait des chansons qu'elle disait être des charmes bénéfiques qui la protégerait des hostilités du monde. La fillette s'en souviendra jusqu'à la fin de ses jours. Elles s'aimaient d'un amour pur et simple, d'une mère à sa fille, bien qu'elles ne fussent pas liées par le sang, quelque chose de plus fort encore les ramenaient l'une vers l'autre.
Olko Feu dans la Broussaille joua malgré lui le rôle du père, mais s'y attela d'abord avec grand soin, racontant à la petite foule d'histoires sur la terre où ils vivaient. Il lui parla des vastes plaines, des paysages froids et rocheux du grand nord, des déserts d'Opale, et des hommes qui les peuplaient. Elle buvait ses paroles et en faisait son point de repère pour ne pas se perdre dans ce monde qui changeait à toute allure devant ses yeux. Bien qu'agacé des divagations de Xiänn, Olko apprécia sa compagnie comme celle d'un membre de la famille et fit tout pour le lui faire sentir. Jusqu'à l'incident.
Hyul naquit lorsque la petite fille eut 11 ans. Enfant né de l'union de son père et de sa mère, il fit objet de curiosité pour elle qui l'avait senti grandir avant même que sa génitrice ne s'en soit rendue compte. Aussi, depuis ses premiers battements de cœur, il avait été en contact avec sa grande sœur et tous deux entretenaient une relation quasi fusionnelle. Malheureusement, il n'aura pour vie que quelques heures, deux jours tout au plus.

 

Ces Mésorians...Il les maudirait jusqu'à la fin de ses jours.
Olko Feu dans la Broussaille avait été banni du clan des Urthüee par leur faute, et jamais il ne pourrait pardonner. Il avait un tempérament très bipolaire, et lorsque sa rage refaisait surface, rien ne semblait pouvoir l'arrêter. Lui-même croyait en devenir fou. Il n'y avait qu'elle. Elle seule lui faisait encore confiance après tous ces ennuis qu'il avait créé au clan. Elle serait à jamais en son cœur, comme sa lumière, son feu de brousse à lui. Il avait tué ce Mésorian de Belhovre sans la moindre considération, en proie à sa colère dévastatrice. On l'avait banni. Et pourtant, elle l'avait suivi. Elle avait tout quitté pour lui, et sa reconnaissance lui serait éternelle.
Kaä l'aimait en dépit de tout. Il l'avait défendue, et elle resterait la seule à le savoir. Au prix d'un grave dilemme, elle était partie avec lui, lui qui était son parfait opposé, lui qui lui faisait pourtant peur parfois. Mais au fond, peu importait. Ils avaient parcouru ensemble des miles à travers les plaines. C'est toutefois vers la forêt, lieu de prédilection des Urthüee, qu'ils retournèrent enfin, en pleine saison d'automne, sous les feuilles rouilles des grands arbres de l’Île.

C'est par une nuit sans lune que la jeune femme s'éveilla brusquement, se leva et, comme happée par les profondeurs de la forêt, s'y enfonça telle un fantôme avançant dans les limbes. Les heures s'écoulaient lentement. C'est alors que Kaä s'arrêta, et semblablement au sortir d'un rêve, vit une silhouette gracile de loup s'éloigner entre les troncs. Un mirage. Elle savait qu'il n'avait jamais existé. Prenant soudainement conscience du lieu dans lequel elle était, elle s'apprêta à revenir sur ses pas lorsqu'elle s'aperçut qu'à ses pieds était roulé dans une peau un nouveau né qui étrangement la fixait de ses yeux grands ouverts. Ces yeux se gravèrent instantanément dans sa mémoire.
Quand Olko se réveilla au petit matin, il vit sa bien aimée assise sur un rocher mousseux avec dans ses bras...un bébé ?
C'était une enfant émerveillée qui grandit avec eux, aux cheveux blancs et aux yeux extraordinaires. Depuis ses tous premiers jours de vie, elle observait son environnement calmement, donnant presque l'impression qu'elle passait à analyse le moindre détail. Elle fut très vite mobile et tendait souvent ses petits bras devant elle, semblant jouer avec des formes invisibles. La parole et la marche furent chez elle précoces, ainsi que de terribles cauchemars et autres rêves agités. Et rapidement, l'émerveillement se transforma en angoisse permanente. Quelles étaient ces choses qu'elle voyait et ressentait et que personne d'autre ne pouvait appréhender ? Pourquoi n'y avait-il aucune stabilité nulle part ? Pourquoi avait-elle parfois l'impression que rien ne faisait partie d'elle, qu'elle n'était que l'observatrice d'un monde qui lui échappait ? Un enfant a besoin de confiance pour grandir correctement, et malgré les périodes de calme dans sa tête, Xiänn n'en bénéficia pas.

Quand la fillette eut une dizaine d'années, sa mère et son père adoptifs vécurent les moments les plus heureux de leur vie : elle leur avait demandé innocemment de prendre bien soin du « nouveau venu ». N'ayant d'abord pas compris, Olko et Kaä s'étaient regardés, perplexes, jusqu'à ce qu'elle s'approche de la jeune femme et pose une main apaisante sur son ventre. Malgré toutes les difficultés qu'ils avaient eues au contact de cette petite fille, une vague de bonheur les submergea. Pendant toute la durée de la grossesse, celle-ci ne quittait pas son petit frère d'une semelle -elle ne l'avait dit à personne, mais elle savait instinctivement qu'il était son petit frère- et, si elle ne lui parlait pas, s'appliquait à lui transmettre toutes les ondes positives dont elle était capable. Ses parents étaient ravies qu'elle trouve enfin un équilibre : elle avait moins peur, parlait de moins en moins toute seule, était, finalement, concentrée pour la première fois sur le monde réel.
Et le petit Hyul naquit, faible et vulnérable. Bien trop faible, et bien trop vulnérable. Tous les soins apportés par une Kaä désespérée n'y changèrent rien, pas plus que la renaissante irritabilité du Feu dans la Broussaille. Un soir critique pour le nourrisson, petite Xiänn posa sa main fraîche sur le front brûlant de Hyul, qui respirait à peine. Elle ferma les yeux, et il fit de même. Mais lui ne les rouvrirait jamais plus. Devant ce spectacle, la jeune mère s'effondra, et le jeune père arracha sa fille du bébé d'un geste nerveux. La frontière qu'il avait mis entre la colère maladive et lui s'effrita et s'écroula ce jour-là. Il ne pouvait s'agir que d'une coïncidence, mais dans son cœur, il avait la nette intuition que la gamine n'y était pas étrangère. Cela le brisa, et brisa tout lien entre lui et elle. Quant à Kaä, elle sombra dans la tristesse la plus noire...



Les crises reprirent. Aussi bien pour la petite que pour son père, qui désormais perdait le contrôle à la moindre étincelle. Il ne supportait plus de voir sa femme comme ça. Il la secouait, cherchait à la ramener près de lui, à lui faire entendre qu'il était là pour elle. Mais dès qu'elle levait ses yeux larmoyants vers son visage, la colère vis à vis du monde se faisait plus forte, et, contre toute attente, commençait à la frapper. Xiänn, délaissée par ses deux parents victimes d'une tragédie sans nom, se perdait de nouveau dans les affres de son esprit, et assistait, impuissante, à la destruction mutuelle d'Olko et de la Rivière Calme. Tant de douleurs, qui n'étaient pas toutes siennes, se bousculaient en elle, et elle ne pouvait rien y faire. Elle finit par se demander si elle n'en était pas elle-même responsable, et cela lui faisait mal. Sa mère, anéantie par la perte de son enfant, par la perte de sa fille qu'elle savait désormais hors de portée, par la perte de son amour, chercha à mettre fin à ses jours, empêchée à la dernière minute par Olko, qui ne prenait plus la moindre peine à maîtriser ses émotions, et qui la frappait pour évacuer ce trop plein de souffrance.
Devant les yeux agrandis de terreur de la fillette, au sortir de sa treizième année de vie, le Feu de Broussaille se déchaîna sur sa Rivière. Elle assista au meurtre de sa mère par son père en proie à une totale perte de conscience. Des images à jamais gravées en elle, au plus profond de son être.

Elle s'enfuit. Elle passa un an à errer dans la forêt, mangeant à peine, fermant les yeux autant qu'elle pu pour limiter les arrivées d'informations visuelles, se plaquant les mains sur les oreilles. Elle ne voulait plus rien entendre, plus rien voir, plus rien sentir. Elle s'enferma dans son monde tourmenté, espérant ne jamais avoir à en ressortir. En un sens, elle perdait son identité, perdait la vie.
Elle se pencha sur un ruisseau, les lèvres sèches, les sens perturbés, la tête de plus en plus souffrante. Un poids s'écrasa sur l'arrière de son crâne, la forçant à mettre la tête dans l'eau. Elle se débattit, ne pouvant plus respirer, tout à fait paniquée, jusqu'à ce qu'une poigne ferme la tire en arrière par les cheveux. Olko n'en pouvait plus de rage. Dès qu'il l'avait aperçue, toute sa haine avait fait surface. Il voulait lui faire payer. Il fallait qu'elle paye pour tout ce qu'il avait enduré ! Il l'assomma sans considération.

Lorsque la jeune fille revint à elle, elle était solidement attachée, au fond d'une grotte peu profonde, sous le regard fiévreux de son père. Il n'était plus lui-même. Il l'empoigna à la gorge, serra jusqu'à ce qu'elle suffoque, puis la relâcha au sol, la battit pour évacuer toute sa colère, et la laissa là, le corps endoloris, les yeux brûlants de larmes. Elle restera là, pendant des jours qui lui semblèrent une éternité. Elle perdit la notion du temps, tandis que le même scénario de persécutions se répétait indéfiniment. Elle se mura dans le silence, devint folle, littéralement.

Il n'était plus là. Elle ne sentait plus sa présence. Ses liens étaient desserrés. Il fallait qu'elle parte, vite ! Elle tenta de se mettre debout, perdit l'équilibre. Ses jambes, fragiles, et tout son corps, sous alimenté et immobile, maltraité, lui faisaient défaut. Sa volonté persista cependant. Elle ne savait comment, elle réussit à sortir, et tituba plus qu'elle ne couru, du plus vite qu'elle le pu. Il fallait qu'elle fuie, qu'elle mette le plus de distance entre lui et elle. Elle était terrifiée. Plus encore lorsqu'elle entendit les hurlements d'Olko au loin. Il allait la poursuivre ? Elle se retourna, paniquée, mais ce monde qu'elle avait tenté d'occulter revenait à elle depuis qu'elle avait recouvré ses sens. Et il était doublement terrifiant. Elle marcha droit devant elle, tomba de nombreuses fois, complètement perdue. Non, non...pourvu qu'il ne la rattrape pas. Il fallait que tout cela s'arrête, que tout s'arrête, que tout s'arrête ! Elle se frappa le crâne de toutes ses forces, avec le vouloir de disparaître, d'oublier, de ne plus penser, enfin, surtout, de ne plus penser ! Elle s'écroula au sol, couverte de blessures variées, fatiguée et sonnée. Elle reprit ses esprits au bout de quelques minutes, déchira un morceau de son vêtement et s'en couvrit les yeux, fit un nœud serré derrière sa tête. Il fallait limiter tout contact visuel avec le reste du monde, il fallait éviter que son esprit ne compromette sa fuite, sa seule chance de survie. Elle décida, en partie soulagée, de ne plus jamais l'enlever. Elle se remit debout, tant bien que mal,  et reprit sa marche.

Elle avait quitté la forêt et avançait dans le noir, désormais dans les plaines de l’Île, comme un spectre perdant petit à petit de sa substance. Elle ne le savait pas, mais elle pénétra en lisière du camp provisoire du clan Ereshaï. Pour une nouvelle fois, elle s'effondra au sol, mollement telle une poupée de chiffon, inconsciente. Elle était vidée, épuisée. A bout de forces.