A vrai dire, il n'a pas de famille à proprement parlé. Du moins, il n'en a plus. Ses parents sont morts étant à peine adolescent. Il entretenait avec ces derniers une relation ni tendue, ni attendrissante. La bonne fortune de la famille imposait quelques règles de civilités et de bonnes conduites. Il était ainsi plus proche de sa mère que de son père, qui sans cesse essayait de faire de lui un homme digne de la réputation et de la richesse de la famille. La mère tentant simplement de protéger sa progéniture en modérant l'ardeur du père. Mais tout ceci n'était ni plus ni moins la volonté que les parents ressentent à vouloir voir réussir leur enfant. Une preuve d'amour, dissimulée. Il ne les aura que peu connu malheureusement.
Il n'a pas non plus de frères et sœurs. D'un côté, il se dit que c'est tant mieux. Un orphelin est déjà un de trop. Bien qu'il regrette de n'avoir pu goûter à la compagnie intime de tels personnages. Il n'y a qu'avec sa famille que l'on peut entretenir de véritables confidences.

Du coup, il compense. Du mieux qu'il peut. Avec ses amis notamment. Danakael Mainarmée premièrement. Ils se sont rencontrés lorsque Miguel est devenu une recrue des Élites. La relation a très vite évoluée de la simple rencontre à la fraternité. Miguel le voit un peu comme le grand-frère qu'il n'a jamais eu. Et il lui est loyal comme peu le sont. Il sait qu'il peut tuer ou mourir pour lui, et que c'est réciproque.
Sinon il y a aussi Calliopée. Bon, ce n'est pas véritablement une amie en soit. A la base, c'était plus une simple putain qu'il avait croisé en voulant oublier les tracas de la vie quotidienne. Prendre du plaisir était donc à l'époque son seul objectif. Mais au fur et à mesure, il n'a eu de cesse de faire appel à elle, développant par la même occasion ses sentiments à son égard. Il ne dit rien, car ce serait plus que mal vu par la société mésorianne. Il ne faudrait surtout pas faire d'esclandre. Ce serait attiré bien trop de soucis, pour lui, mais surtout pour elle. Bien que sa compagnie lui manque de plus en plus et lui donne envie de faire bouger les choses. Cela fait maintenant un an que cela dure...

Il y a trente-deux années seulement de cela naissait Miguel Dragnir. Fils d'Adam et Élana Dragnir. Ces derniers étaient issus de la bourgeoisie dite "nouvelle". Ceux et celles qui ont prospéré et évolué dans l'échelle sociale depuis peux, une à deux générations à peine. Il faut dire que la progression des techniques de défense en mer (revolver, canon) permettait au commerce de fleurir quelque peu, source de bon revenus pour ceux et celles qui savaient en tirer le plus de profit possible. Surtout le blé, qui se vendait comme des petits pains à travers tout l'Archipel. C'est dans ce domaine que les Dragnir ont prospéré, principalement. En activité secondaire : la revente de biens Okanakis, qu'ils échangeaient contre quelques sacs de blés et de farine. Il faut dire que le peuple mésorian, notamment les hautes-sphères, était friand de ce genre de petits bibelots ensorcelés. Acquis contre un nombre assez élevé de sacs qui ne représentaient rien pour la famille, surtout quand ceux-ci étaient en surplus par rapport au commerce. Les biens étaient ensuite revendus à prix d'or dans l'Archipel. Ça ressemblerait presque à de la spéculation. Heureusement que ça en restait légal.

Miguel ne manquait donc de rien, la famille en pleine ascension, accumulant petit à petit les bonnes affaires et la richesse. Acquérant de-ci, de-là de nouvelles terres à exploiter et étendant le nom et l'influence. Le petit aux cheveux roux grandit dans une maison de ferme assez grande, où les Dragnir venaient souvent, à quelques lieux d'Îleval. C'était la demeure principale, richement décorée et avec un certain nombre d'employés, et d'esclaves. Les grands espaces lui permirent d'apprendre à monter à cheval. De ce fait, et par l'environnement qui l'entourait, Miguel aimait l'aventure. Les histoires épiques et tout ça. Il ne tenait pas en place, et bien qu'on ait insisté pour lui donner une éducation, les moments de détente à l'extérieur étaient les seules choses qui l'intéressaient. Son père exaspérait, car il savait que Miguel ne pourrait devenir le fin gestionnaire qu'il aurait voulu qu'il soit pour les terres de la famille. Déjà à son âge, il était trop impulsif et entêté. Il prenait des risques, plein d'innocence, s'aventurant loin et tout seul. Allant jusque des villages voisins, où il jouait avec les enfants des paysans. Ces mêmes paysans qui n'aimaient pas trop le voir traîner là. Un gosse de riche aux côtés d'enfants pauvres, ça fait tâche. Il essuyait les réprimandes, et les moqueries, sans sourciller. Et les sermons de son père n'aidèrent pas à le stopper.

Mais sinon, en général, son enfance s'est écoulée tranquillement. La vie n'est pas rose, n'est pas parfaite, c'est normal. Mais rien de marquant n'intervînt jusqu'à ses quatorze ans. Ce jour fatidique où il comprit qu'il avait fait une erreur. Une horrible et grosse boulette qu'il transportera à vie dans sa conscience. Alors qu'il était encore une fois de plus parti assez loin de la demeure pour quelques aventures de garçon en manque d'action, il tomba à mi-chemin sur une scène qu'il n'aurait normalement pas du voir. Un petit groupe de hors-la-loi, Torkos au vu de la corpulence, s'amusait d'un air malsain à terroriser quelques fermiers du village voisin. Menaçant les jeunes femmes, et s'en prenant aux petits vieux. Bien évidemment, Miguel dans sa grande discrétion ne manqua pas de se faire remarquer. Et devant ses habits hautement soignés et propres, les brigands n'ont pas non plus manqué de remarquer sa bonne naissance. C'est ainsi qu'ils se sont lancés, certains, à sa poursuite. Miguel qui était reparti en courant, droit chez lui pour avoir de l'aide, était tiraillé par la peur et l'excitation. Voilà une aventure qu'il n'aurait jamais imaginé vivre un jour. Mais il était encore loin d'avoir tout vu. Ce jour-là était la fête du baptême, et nombre des employés des Dragnir étaient donc partis pour Îleval. La demeure semblait bien vide... Sa famille et lui n'allaient pas tarder à partir non plus, s'il n'avait pas décidé de s'aventurer dans la cambrousse.

C'est ainsi que, toujours poursuivi par les quelques Torkos, il atteignit la ferme. Déboulant d'une broussaille. Sa mère l'apercevant le sermonnant et l’injuriant de tous les noms en le voyant sale comme un lampaga. Elle ne retînt pas le cri de frayeur en voyant arriver en courant juste quelques secondes après la demi-douzaine de hors-la-loi. Adam, le père, et deux ou trois esclaves présents tentèrent de s'opposer à eux. Mais que pouvaient-ils bien faire, si peu nombreux et si mal préparés à ça ? Miguel assista désemparé au massacre qui se déroulait sous ses yeux. Ils s'en prirent d'abord à son père, qu'ils matraquèrent de coups. Puis à sa mère, qu'ils égorgèrent sans une once de pitié. Les esclaves, qui étaient pourtant du même peuple qu'eux, reçurent la même "punition", d'après leurs dires. Miguel, qui n'était qu'une jeune adolescent, en pleurait à chaude larme. La douleur le tiraillant de l'intérieur, sans faiblir. Comme si elle serait éternelle. Les brigands semblaient d'ailleurs en rire, pillant sans vergogne la maisonnée. Au final, ils mirent le feu à la ferme, et partir. Non sans avoir assommé violemment Miguel. Ils le pensèrent mort sur le coup, et s'en allèrent, butin en main.

Le réveil fut douloureux. Et flou. Miguel ne garda que peu de souvenirs précis de ce qui suivit. L'intendant de la ferme était revenu, avec quelques serviteurs. Tous s'agitaient autour de lui. Il ne restait rien de la ferme si ce n'est des morceaux de bois calcinés rougeoyant encore un peu. Il était le seul à avoir survécu à cet épisode, et on ne tarda pas à le plomber de questions alors qu'il émergeait que trop difficilement. Commença les semaines les plus durs pour lui, partagés entre tristesse, sentiment de culpabilité et colère. Il s'enfermait quelque peu dans la solitude, ne pouvant supporter ne serait-ce la vue d'un Torkos sans piquer une crise de violence inouïe. Les mois passèrent, et il finit par se calmer. Au fur et à mesure que le souvenir trouvait sa place en sa mémoire, il reprenait goût à la vie. On tenta vainement de lui faire prendre en main l'affaire familiale, qui continuait à tourner inlassablement depuis. Il ne faudrait pas que le gagne-pain de tous ces gens s'écroule après tout. C'était l'intendant qui s'était chargé jusqu'ici de tout gérer en attendant que Miguel puisse reprendre la succession de ses parents. Il n'en fut rien : Miguel était piètre gestionnaire dans le domaine.

Et de toute manière, il ne laissa pas le choix à quiconque. Dès ses seize ans, il s'engagea dans l'armée. Sans une hésitation. Sa volonté de vouloir défendre la population contre ce genre de vice des êtres vivants le poussait à réagir. Il ne pouvait passer sa vie simple commerçant. Il fallait plus. Il était hors de question qu'un autre vive la même chose qu'il a vécu lui-même. Il fallait faire respecter l'ordre. Il devînt donc recru de l'Élite. Et l'aventure ne faisait que commencer. Il en bava, et Miguel ne le cachera jamais. Il a bien eu du mal à s'adapter à cette nouvelle vie. Passer d'un foyer chaleureux au cadre militaire très strict. Sans parler du fait que l'on fait volontairement dans l'excès auprès des jeunes candidats, afin de les endurcir. C'est d'ailleurs pendant sa formation qu'il se fit sa toute première cicatrice. La première, l'inauguration. Certes, celle-ci comparée à d'autres est minuscule, enfin bon. Mais son apprentissage fut simplifié par une rencontre plutôt inattendue. Danakael, une autre recrue comme lui, auprès duquel Miguel aura quasiment tout apprit sur l'art du combat et de l'autodéfense. Les mois passèrent, assez vite au final. C'était difficile, et douloureux physiquement autant que moralement, mais le temps s'écoulait vite. Il obtint son premier grade, Agent. La reconnaissance ultime pour les recrues. Il avait trouvé sa place.

Car oui, il se plaisait en tant que tel. Faire partie de ce corps de métier était bénéfique. Le sentiment en plus de pouvoir compter sur quelqu'un était quelque chose de formidable. Il gravit les échelons des Élites au fur et à mesure que les années passaient, parallèlement au fait que sa réputation de combattant grandissait. Lorsqu'il fut nommé commandant, ce fut l'apogée de toute sa vie, sa carrière. Dès lors, on le présentait comme l'un des meilleurs soldats du domaine d'Îleval, et probablement d'Archipel. Seule une poignée pouvait prétendre lui mettre la pâtée, dont son ami Danakael. Très tôt, les rumeurs coururent sur sa nomination. Qu'il n'aurait sa place qu'en tant d'ami du général, et non pour ses compétences. La vérité étant surtout que sa loyauté envers le général était infaillible. Toutefois, il n'eut pas grand mal à faire taire les quelques jaloux. Un petit duel, et c'était vite réglé. Il ne fallait surtout pas le chercher, sauf si l'on voulait se retrouver en face du Miguel autoritaire, et dur, abandonnant le Miguel calme et réfléchi. C'est dans le même temps qu'il rencontra Calliopée. Un soir où il voulait passer du beau temps entre les bras d'une jolie fille, quelle que soit la fille en question. Ici, une putain. Une simple fille de joie. Il n'était pas allé au bordel, ce qui n'aurait pas été assez discret. Dès l'instant où il passa la première nuit à ses côtés, il fut piqué au vif par la jeune femme. Sa personnalité et son physique. Dès lors, il ne fit appel qu'à cette femme là. Était-ce peut-être une erreur de se concentrer sur elle, qu'il aurait mieux fallu l'oublier tant qu'il en était temps. Mais ainsi a été le destin, et tel sera l'avenir. Il passait de bons moments avec elle, la payant plus que de raison. Peut-être se doutait-elle des sentiments qu'il avait à son égard, ou peut-être pas. Celle-ci n'en fit jamais part, et c'était un soulagement pour Miguel. Personne ne devait savoir. Ce serait beaucoup trop dangereux pour eux deux. Même si ça le révoltait intérieurement. De plus en plus, elle lui manquait, et dans le même temps, il se sentait marginal par rapport au reste de la société mésorianne. Il la jugeait de plus en plus discriminatrice, et peu enviable à l'ouverture d'esprit. Chacun devrait avoir la possibilité d'aimer qui que ce soit, sans avoir à regardé la condition sociale, le métier ou la fortune de l'autre. Après tout, la richesse n'a rien à voir avec tout ça...

Aujourd'hui donc, un an après la rencontre avec Calliopée, il est toujours commandant d'Îleval, toujours amoureux de la même femme, toujours le second et meilleur ami du général Mainarmée. Il ne gère peut-être plus les affaires dites familiales de la ferme, mais il en conserve un certain contrôle à travers son intendant. Ce qui lui fournit une certaine richesse toujours, et ne le détache pas de ses parents qu'il ne pourra pas oublier. Cette ferme a été toute sa vie, bien qu'il ait choisi une autre voie, il ne la lâchera pas.