D'aucuns conviendraient que Rhaas est prête à tout pour parvenir à ses fins. Sous ses airs faussement passifs se cache une détermination sans faille. Si elle en a les moyens, la jeune femme ne réfléchit pas et agit. Les longs discours ne sont pas son fort. Et les conséquences ? Sa maîtresse arrange généralement tout ça. De toute manière, la plupart du temps Rhaas agit sous ses ordres...
Rhaas est le plein soleil sous les paupières closes de ses amants, et la chaleur, brillante, dans leurs mains tendues. Elle rayonne pourtant d’un certain mépris, tant les hommes l’indiffèrent. Il lui arrive d’accepter un homme dans la chaleur de sa couche, afin de réchauffer son propre corps au contact d’une peau fiévreuse. Mais elle ne ressent rien d’autre qu’un vide, immense. Comme si ces actes tenaient davantage de la vengeance que du réel plaisir : quel délice de ne rien éprouver tandis qu’eux la désirent avec un tel désespoir !... N’éprouvant que mépris et dégoût à l’égard des hommes, Rhaas peine souvent à conserver une attitude suffisamment obligeante envers les nobles messieurs qu’elle a parfois à côtoyer. L’une des particularités de Rhaas est qu’elle a tendance à se laisser submerger par ses émotions, voire à totalement devenir l’une d’entre-elles, en oubliant le reste. Les passions de la jeune femme sont belles car libres, et sauvagement séduisantes, mais néanmoins dangereuses. Plusieurs clients « fidèles » de l'auberge ont conseillé à sa maîtresse de la renvoyer pour racheter une esclave plus obéissante et sachant se tenir convenablement pour ne pas lui faire honte. Jamais on n’a vu esclave plus libre. Cette idée peut surprendre, séduire ceux qui envient cette liberté sauvage, presque animale. Mais elle peut également être mal perçue et heurter les mœurs de ceux qui croisent son chemin, ou partagent sa route un bref instant. Ce que se permet la jeune femme, tous le savent, sans en avoir la moindre preuve car jamais Rhaas n’ose outrepasser son rang en public. Ne demeurent que le soupçon et la méfiance...
En vérité, Rhaas n'est proche que de sa maîtresse et propriétaire, Eden Calcin. Très peu de personnes sont donc en capacité de la juger dans le cercle intime. Néanmoins, quelques filles de l'auberge que possède sa maîtresse ont eu le loisir d’échanger quelques mots avec elle, ou de l’observer de plus loin. Il s’avère cependant que Rhaas n’est guère différente, n’offrant pas grand chose à se mettre sous la dent à celui qui jugerait intéressant de l’étudier de près.
Les rares amis qu’elle ait réussi à se faire ont disparu ou lui ont été arrachés par la mort. La jeune femme a beau essayer de se faire passer pour une guerrière inébranlable, elle n’en demeure pas moins extrêmement influencée par ses émotions. Cette solitude lui pèse parfois. Ne sachant pas écrire convenablement, elle ne peut entretenir aucune correspondance avec ses amis éloignés. Il peut se passer plusieurs années sans qu’elle n’ait des nouvelles de ces derniers, la plupart du temps par un véritable hasard.
Malgré cela, Rhaas n’en reste pas moins droite dans ses bottes. Même si peu de gens seraient prêts à lui confier quoique ce soit, qu’il s’agisse d’une confidence ou d’un bien matériel. Pourtant, la jeune Torkos n’en reste pas moins d'une droiture inébranlable, agissant pour obéir à des convictions fermes et solides. Elle est fidèle, dévouée, souvent honnête, toujours franche. Cette attitude est noble, mais il faut savoir que ses convictions passent parfois au-dessus de la morale... ainsi, « la » justice n’existe pas. Pour Rhaas, il n’y a pas « une » justice universelle concernant tout le monde, mais plutôt un concept de loyauté. Ce qui est juste c'est agir de manière loyale afin de payer ses dettes. Peu importe si pour cela il faut tuer, piller ou voler... en revanche, la jeune femme estime qu'il existe des choses inacceptables, comme les violences faites sur les femmes ou les enfants sans défense. On ne blesse ni ne roule dans la farine ceux qui ne peuvent se défendre par eux-même.
Le comportement de Rhaas peut heurter les mœurs, comme choquer les plus frilleux. Il n’empêche que l’on ne fera pas démordre que ses actions sont justifiées. Pour la jeune femme, le plus important est de se sentir bien, d’être persuadée que ses actions et sa vie sont tournées vers un but noble. Elle ne pourrait supporter de vivre une existence tranquille, voire faste et luxueuse, si celle-ci l’obligeait à endosser le rôle d’un traître. Rhaas reste redevable et reconnaissante envers ceux qui l’ont aidée, c’est pourquoi elle protège sa maîtresse à la vertu si discutable, en lui obéissant sans broncher. Eden l’a sauvée d’un mauvais pas, à elle de lui rendre la pareille. C’est là le marché le plus naturel du monde ! Ainsi dresse-t-elle précieusement une liste mentale de toutes les personnes qui l’ont aidée un jour, se promettant de leur offrir son propre soutien le moment venu. Rhaas paie toujours ses dettes.
De plus, la jeune Torkos a une vision particulière du bien et du mal. Pour elle, ces idées n’existent pas, et sont là uniquement pour satisfaire les Mésorians trop inquiets, pour les réconforter tout en leur permettant de diriger leur haine ou leur aversion sur quelque-chose de précis. Ce qui est, en soi, extrêmement paradoxal étant donné qu’il n’y a jamais rien eu de plus abstrait que ces deux concepts... Rhaas tolère ces convictions faciles, se contentant d’obéir à ses propres règles, à sa propre ligne de conduite. Elle s’efforce simplement de rester la plus droite possible pour ne pas se détester plus que c’est déjà le cas.
Chose étrange, la jeune femme n’est animée par aucune ambition. Son seul désir est de vivre dans une paix approximative, de pouvoir se reposer après son passé chaotique, de savoir qu’elle aura un toit et un repas chaud le soir prochain. Désirant esquiver la douleur et les désillusions, elle ne croit plus en rien, encore moins en elle-même. Mais sous le masque de sa fermeté se dissimule de grandes peurs.
Rhaas fait souvent le même cauchemar. Les images sont floues, fugitives, mais les hurlements sont bel et bien audibles. Elle se réveille en sueur, parcourue de frissons, le front brûlant de fièvre tandis que les vagissements de nouveaux-nés résonnent encore sous son crane. Les enfants la terrifient. En croiser un dans la rue lui serre le coeur, surtout les plus jeunes. Soutenir leur regard lui demande une force, un courage qu’elle ne possède pas.
Chacun d’eux lui rappelle d’atroces souvenirs qu’elle espérait enfouis, oubliés. En vain. Sans cesse, sa mémoire lui rappelle son passé, comme un fer brûlant, comme l’acier martelant l’enclume. Sans que jamais cela ne cesse.
Ayant eu l’occasion de découvrir chaque peuple en fréquentant plusieurs de leurs représentants, Rhaas s’est, à force, forgée une opinion bien précise de chacun d’eux. Ces appréciations sont certainement trop subjectives pour être représentatives de la réalité, mais la jeune femme ne prête pas attention à ce genre de détails.
Les Mésorians : Prétentieux, superficiel et méprisant, voilà comment Rhaas définirait le moindre Mésorian. Portrait peu flatteur, certes, mais la jeune femme prend soin d’établir une distinction entre les nobles, lesquels sont généralement pédants et désagréables, et les gens du petit peuple qui méritent parfois le bénéfice du doute. Elle reste circonspecte devant les concepts creux que ces personnes adulent, si abstraits et inutiles qu’ils en oublient la véritable valeur des choses. Rhaas les trouve trop spiritualistes et matérialistes à la fois et souhaiterait parfois que certains d’entre-eux reviennent à quelque-chose de plus concret.
Les Okanakis : Rhaas demeure très respectueuse de ce peuple, resté proche de la nature et des fondamentaux de la vie. C’est un clan Okanaki qui lui a réappris à vivre après les événements d’Opale. Leur magie, leurs croyances, leur culture et la sagesse de leurs anciens l’ont définitivement conquise. A plusieurs reprises, la jeune Torkos a regretté de ne pas être l’un d’entre-eux. Elle garde une affection particulière pour ces petits êtres d’une grande bravoure.
Vision d'ensemble des relations que votre personnage entretient avec son entourage (amis, famille, maître ...)
Opale n’offre ses beautés qu’à celui qui sait les admirer. Comme un océan, les coupoles s’étendaient sur les toits jusqu’à l’horizon, et les dômes de verre scintillaient sous le soleil rougeoyant. Splendeur de feu sous un ciel azuré, magnificence obséquieuse s’efforçant de cacher la misère des bas-fonds. C’est dans cet univers contrasté que Rhaas Ankarüg vit le jour. Élevée par une mère aimante et des maîtres conciliants, son enfance fut pure comme l’or, ne laissant en aucun cas présager les horreurs qu’elle devrait affronter.
La vie ne lui offrit pas la joie d'être grande sœur, mais fort heureusement l'on comptait de nombreux enfants parmi les domestiques de la villa où sa mère œuvrait. De longues années s'écoulèrent dans une douce plénitude. Enfant, Rhaas passa ses après-midis dans une arrière-cour du domaine, jouant à chat avec ses camarades ou s'amusant à se cacher dans les alentours. Plus les mois passaient, plus la petite fille disparaissait pour laisser entrevoir une adolescente en devenir. Avec le temps, les jeux innocents s'effacèrent, et les enfants qui n'en étaient plus vraiment découvrirent de nouveaux jeux. Tapis dans la paille, filles et garçons Torkos se chuchotaient des choses en jouant avec leurs cheveux ou les plis de leurs vêtements. Quelques baisers furent échangés furtivement, sans que les choses n'aillent plus loin cependant, car Rhaas n'avait alors que quatorze ans et demeurait trop ingénue pour penser à passer à l'étape suivante. Il ne s'agissait que de découverte amusée, encore timide et innocente. Un jour où elle rentrait en gloussant dans la case où vivait sa mère, celle-ci lui ordonna de s'asseoir. Le temps avait passé si vite ! Rhaas avait finalement atteint l'âge où les jeunes Torkos doivent se mettre au travail – même si l'adolescente donnait depuis longtemps un coup de main à sa mère – ou être vendus. Par chance, les maîtres du domaines souhaitaient agrandir la villa principale et avaient par conséquent besoin de main d’œuvre. Seuls un ou deux Torkos furent vendus en ville, et Rhaas ne fut pas de ceux-là.
Son nouveau travail ne lui laissait guère le temps de batifoler, de sorte que les frottis-frottas dans les granges prirent rencontrèrent une fin subite. Cela ne dérangea pas beaucoup la jeune fille, qui appréciait le travail et se rendre utile. De plus, ses tâches n'étaient pas des plus désagréables : il lui suffisait d'aider sa mère et d'apporter les repas et les rafraîchissements aux esclaves qui travaillaient sur le chantier. Les travaux avançaient bien, les maîtres du domaine venaient de temps à autre pour vérifier et repartaient satisfaits. Un jour que Rhaas apportait à boire aux ouvriers, le fils du maître posa les yeux sur elle et lui sourit de loin. L'adolescente piqua un fard et se détourna vite, évidemment. Mais elle ne put s'empêcher de guetter l'individu du coin de l’œil tant qu'il fut dans les parages. C'était un beau jeune homme plein de vigueur, aux cheveux gominés et dorés. Rhaas aimait le regarder en douce, savourant son joli visage plein de noblesse. Le jeune homme revint les jours suivants en compagnie de son père, et dès que celui-ci conversait avec l'esclave responsable du chantier, son fils s'approchait de Rhaas pour se saisir d'un des verres d'eau qu'elle portait. Rougissante, l'adolescente ne savait que dire, mais de toute manière le jeune Mésorian ne parlait pas. Un jour, il s'avança, posa une main sur sa hanche et glissa dans un divin sourire :
« Tu es bien jolie... »
Que pouvait-elle dire, que pouvait-elle faire ? Flattée qu'un noble Mésorian lui porte de l'attention, Rhaas était tiraillée par l'envie de tout raconter mais jugea plus prudent de se taire, persuadée que sa mère ne verrait pas ce rapprochement d'un bon œil. Le père du jeune homme ne s'apercevait de rien, et les autres esclaves se taisaient. Mais dans le confort des cases, à l'abri des regards, les rumeurs allaient bon train. On désapprouvait le petit manège de Rhaas. Les langues les plus venimeuses allaient jusqu'à la traiter d'allumeuses, de fille facile. La jeune fille fit de son mieux pour démentir ces propos indécents, avant de finir par laisser tomber : ces imbéciles ne voyaient donc pas que ce jeune homme l'aimait réellement ? Pleine d'orgueil, Rhaas décida d'ignorer les remarques acerbes de ses comparses. Jusqu'au jour où son Mésorian adoré cessa de se rendre sur le chantier. Tout d'abord déçue, la jeune fille finit par l'oublier.
Quatre années s'écoulèrent de la sorte. Le chantier fut bientôt achevé et la villa bénéficia d'une aile neuve. Rhaas n'avait pas revu son soupirant depuis belle lurette, et l'avait presque oublié. On racontait qu'il aurait épousé une jeune Mésorianne et serait parti en long voyage de noces, à Belhovre, Îleglace, partout. Les choses se seraient certainement tassées d'elles-même et la vie aurait repris son cours si le maître du domaine n'avait pas décidé de donner un grand bal pour fêter le retour du beau temps. Bientôt, plusieurs dizaines de carrosses affluèrent dans la cour principale.
Rhaas avait bien grandi, et offrait désormais des courbes généreuses. Le plus silencieusement possible, elle déambulait entre les convives, offrant boissons et amuse-gueules aux estomacs qui ne pouvaient se permettre d'attendre le dîner. Il était là, comme descendu du ciel. L'héritier familial était de retour, avec à son bras une jolie Mésorianne qui riait comme un oisillon. Rhaas éprouva un léger pincement au coeur mais lui sourit de loin : à quoi bon ? Leur amour était impossible de toute manière. Mais il l'ignora.
Après le dîner, les convives jouèrent à quelques jeux distingués dans le parc, puis chacun rejoignit ses appartements. Alors, domestiques Torkos sortirent de l'ombre et débarassèrent la table, lavèrent le sol de l'immense salle à manger ainsi que les plans de travail de la cuisine. Rhaas changea l'eau des vases, redressa quelques cadres qu'un invité maladroit avait bousculé. Elle était occupée à tapoter le dos d'un coussin lorsqu'un bruit la fit se retourner. Elle était malheureusement seule dans le petit salon, faiblement éclairé par quelques chandeliers finement ouvragés. Le fils du maître se tenait dans l'encadrement de la porte, la chemise à moitié sortie de son pantalon, les cheveux en bataille, le regard dur. Il avait l'air terrifiant, mais dans sa naïveté Rhaas ne put s'empêcher d'être attendrie : alors, il ne l'avait pas oubliée ! Délaissant son épouse, fruit d'un mariage arangé, il écoutait finalement son coeur et revenait vers elle. Ce n'était que justice, après tout. Tendrement, l'esclave reposa le coussin et s'avança, ignorant la lueur de folie qui brillait dans les yeux du jeune homme. Il la poussa dos contre le mur et posa une main sur sa hanche. Surprise, Rhaas sentit brusquement l'odeur avinée de celui qu'elle aimait, et la joie laissa peu à peu place à la peur. Alors que, sans un mot, il portait la main à sa poitrine, elle tenta de le repousser :
“ Non ! Je ne veux pas que ça se passe comme ça entre nous...
Il eut un rire atroce, un rire qui en disait beaucoup sur ses pensées.
– Qu'est-ce que tu t'étais imaginé ? Tu m'appartiens.” Il serra sa gorge de ses doigts, Rhaas se sentit suffoquer. L'obligeant à écarter les cuisses, ignorant les sanglots qui secouaient maintenant la poitrine de sa proie, le prédateur lui souffla à l'oreille : “Crie, et je te tue.”
Le cauchemar commença. Il dura quelques minutes à peine, mais Rhaas eut le temps de se sentir mourir. Etouffant ses sanglots, ignorant la douleur qui la lançait, elle resta figée, incapable du moindre mouvement. Elle demeura prostrée bien après que le prédateur ait disparu dans la nuit. Son coeur était en miettes, son visage était humide et rendu poisseaux par les larmes. Recroquevillée contre le mur, elle ne put bouger. Ce n'est que lorsque l'aube commença à poindre que son esprit brisé ordonna à son corps malade de s'ébranler.
Désirant se cacher au monde, ravagée par la douleur qui déchirait son ventre, elle resta étendue sur sa couche toute la journée. Rhaas attendit que les autres esclaves aient repris le travail pour se laver. L'eau chassa les impuretés et la crasse de son corps, mais elle ne perdit pas la sensation d'être souillée.
Des semaines s'écoulèrent de la sorte. La honte, la douleur et la terreur étaient désormais ses seules amies. Présences désagréables qui renforçaient paradoxalement sa solitude. Rhaas avait le sentiment de n'être qu'une coquille, une enveloppe vide. Son corps répondait aux ordres que son esprit fatigué lui lançait, de sorte qu'elle réalisait ses taches sans mot dire. Personne ne se doutait de ce qui s'était produit. Mais le prédateur lui avait pris quelque-chose en plus d'une autre, et l'adolescente enjouée avait disparue pour laisser place au néant.
Mais plus le temps passait, plus le ventre de Rhaas s'arrondit. Terrifiée, la jeune fille dissimulait ses rondeurs sous des vêtements amples, incapable de prendre la décision qui s'imposait. Révéler la vérité à sa mère, c'était courir le risque que le prédateur l'apprenne et ne les tuent toutes les deux. Tétanisée, Rhaas ne put que regarder le temps s'écouler. Comme tous les jeunes gens de son âge, elle avait pour habitude de s'imaginer qu'il suffisait de cesser de penser à ses problèmes pour que ceux-ci se règlent d'eux mêmes. Ce ne fut pas le cas.
Evidemment, cela finit par se savoir. Certains la traitèrent de catin, tandis que les plus compatissants cherchèrent à découvrir la vérité. Ce n'était plus qu'une question de temps pour que l'information ne parvienne jusqu'aux oreilles du prédateur et qui ne la fasse taire définitivement. Rhaas attendit patiemment, appelant presque cette fin de ses vœux. Cela mettrait un terme à sa souffrance, car elle savait désormais qu'il lui serait impossible de vivre avec ce souvenir en elle. Terrifiée, ses amies lui répétèrent qu'elle pouvait arrêter cette grossesse en allant voir les prêtresses Hyrannes, tandis que sa mère la suppliait de la laisser l'accompagner devant la justice mésorianne. Au contraire, disait-elle, l'enfant de son violeur servirait de preuve afin d'incriminer celui-ci et de lui faire payer. Mais Rhaas se contentait de pleurer ou de fixer le vide, incapable de prendre une décision.
Une silhouette se glissa dans sa chambre, une nuit. Fatiguée par l'enfant qui grandissait dans son ventre, la jeune fille dormait à poings fermés, bercée par des songes tenant davantage du cauchemar que du rêve. C'est probablement cet état de sommeil perturbé par la peur qui lui sauva la vie. Au moment où l'ombre se dressait au-dessus de sa couche, elle ouvrit les yeux. Un réflexe naturel lui intima l'ordre de rouler sur le côté, évitant ainsi la lame d'acier qui vint perforer son matelas de paille. Un hurlement de terreur sortit de sa bouche sans qu'elle ne s'en rende compte, réveillant les esclaves des chambres voisines. S'ensuivit une bousculade effrénée mais courte : l'agresseur n'eut aucun mal à rattraper la jeune fille qui tentait de l'éviter, et de la plaquer contre le mur en pressant un couteau contre sa gorge. A la faible lueur de la lune, Rhaas put entrevoir son visage mais ne le reconnut pas. Ce n'était pas le prédateur. Mais cela n'avait rien d'étonnant : ses maîtres ne manquaient pas d'argent pour payer quelqu'un pour faire le sale travail à leur place. Alors que la lame appuyait douloureusement sur sa peau, un hurlement de rage fit se retourner le meurtrier tandis qu'une seconde silhouette le percutait de plein fouet. Rhaas avala une goulée d'air, s'étouffant à moitié dans ses sanglots. Un esclave qu'elle connaissait à peine maintenait fermement son agresseur contre le sol tout en lui ordonnant de quitter les lieux.
“Va-t-en petite, va-t-en !”L'assassin tenta de renverser le Torkos qui le chevauchait, mais celui-ci tint bon.
“Va-t-en !” L'ordre résonnait dans la tête de Rhaas, mais son corps refusait de lui obéir. Ce n'est que lorsque le meurtrier frappa son sauveur que ses jambes s'ébranlèrent.
Plusieurs lueurs brillaient à l'extérieur, signe que d'autres esclaves avaient été réveillés par le bruit de la lutte. Certains hélèrent la jeune fille sur son passage, mais elle ne les entendit pas. L'ordre martelait son crane comme le marteau frappe l'enclume, et cela ne lui laissait pas le loisir de penser.
“Va-t-en, Rhaas, va-t-en !” Alors elle courrait. Elle courrait au plus vite que ses jambes fatiguées pouvaient la porter, avalant la distance sous ses enjambées maladroites, elle courrait au hasard, elle courrait pour sauver sa peau. Et c'était tout ce qui comptait.
Elle courrut pendant des heures, et l'air chaud de la nuit brûlait sa gorge restée douloureuse. Elle ne devait sa fuite efficace qu'à sa résistance naturelle, et s'étonnait de ne pas s'être encore effondrée. Lorsque les lumières d'Opale furent loin derrière elle, laissant place à un maigré bosquet à l'entrée de l'aridité de la savane, la jeune fille se laissa tomber contre un tronc. Les sanglots affluèrent bientôt, secouant sa poitrine. Mais elle n'avait pas de larmes à pleurer, ce qui rendait sa douleur d'autant plus poignante. Elle avait tout quitté. Sa mère, ses amis, sa maison. Le prédateur lui prenait tout, tout, tout. Il ne lui restait rien. Rapidement, la fatigue s'abattit sur elle comme une chappe de brume, effaçant sa souffrance et sa tristesse. Elle sombra bientôt dans un sommeil sans rêve.
***
Quand elle se réveilla le lendemain, sa première pensée fut pour l'enfant dans son ventre. Son sommeil l'avait dépouillée de la moindre émotion, ce qui faisait qu'elle ne sentait plus la douleur ni l'angoisse. Sans être particulièrement bien renseignée sur ce qui touchait la maternité ou les bébés, Rhaas savait que sa lute et sa fuite ne pouvaient qu'avoir été néfastes. Mais elle s'en fichait. Au contraire, savoir qu'un autre qu'elle-même souffrait lui faisait du bien. Toutes ces semaines, cet enfant ne lui avait causé que du tort. Il était la raison de sa situation actuelle, elle souhaitait qu'il disparaisse. Emplie d'une rage froide, la jeune fille reprit sa marche.
Il était évidemment hors de question de retourner au domaine. Le prédateur avait certainement mis son père au courant de toute l'affaire, et afin d'éviter un scandale qui ne pourrait qu'être mauvais pour la réputation de leur famille, le maître avait organisé sa disparition. Un instant, Rhaas songea qu'elle pouvait réclamer justice devant le tribunal, maintenant que les choses ne pourraient être pires. Mais elle se doutait que le maître avait des contacts influents qui sauraient lui assurer une victoire sans dommage pour sa réputation. A quand bien même, elle était désormais emplie d'un certain mépris hargneux à l'égard des Mésorians et de leur bassesse. Rhaas ne voulait plus avoir à faire avec eux. Mieux valait encore disparaître et ne plus se retourner.
La faim succéda rapidement à la colère froide qui l'habitait. Affamée, la jeune fille continua pourtant à s'éloigner de la cité, désireuse de mettre un maximum de distance entre elle et ceux qui la pourchaissaient peut-être déjà. La soif fit bientôt son apparition. Mais lorsque le soleil se coucha, elle fut prise de vertiges et n'eut d'autre choix que de s'arrêter afin de reprendre ses esprits. Adossée à un rocher, Rhaas ferma les yeux, espérant que cela appaiserait la douleur qui persistait sous son crane. Lorsqu'elle les rouvrit, quatre silhouettes l'encerclaient. Sursautant, Rhaas se recroquevillait comme pour leur échapper, car cela lui rappelait désagréablement les événements de l'avant-veille. Mais au même moment, l'une des frêles silhouettes s'accroupit à ses côtés, et cela avec une rapidité stupéfiante. La nuit était tombée, mais Rhaas comprit sans peine qu'elle se trouvait entourée d'Okanakis. L'adolescente qui s'était approchée d'elle posa une main agréablement fraîche sur son front avec un sourire paisible. Mais celui-ci laissa bientôt place à une mine anxieuse :
“ Oh, Gambina ! Elle est brûlante de fièvre !
– Laissons-la ici, lâcha une voix masculine d'un ton tranchant.
Mais une autre lui succéda, l'ignorant visiblement :
– Donne-lui à boire, Orah. Comment t'appelles-tu, mon enfant ?”
Toutefois, Rhaas sombrait dans une torpeur qui ne lui laissa pas la possibilité de répondre. Plusieurs heures s'écoulèrent avant qu'elle ne rouvre les yeux. Elle se trouvait désormais dans la pénombre étrangement réconfortante d'une yourte en peaux. Ca et là, quelques bougies brillaient gaiement, éclairant l'intérieur de l'abri. Ici, un vaisselier auprès d'une petite table en bois grossière ; là, une pile de couvertures accolées à un coussin et quelques jouets pour enfants. Clignant des yeux, Rhaas peinait à regagner la réalité. Mais la forte odeur de brûlé qui flottait sous la tente lui picottait les narines. Une autre couché était disposée sous la petite tente, de sorte qu'il ne restait que très peu de place à l'intérieur. A force de fouiller les lieux du regard, la jeune fille distingua une silhouette installée en face d'elle. Une vieille femme rafistolait une tunique. Rhaas l'observa en silence, ne sachant que penser. Mais au bout d'un moment, l'inconnue leva les yeux dans sa direction et lui sourit, ce qui fit ressortir les rides aux coins de ses yeux et de ses lèvres.
“Bonjour, toi. Tu dois avoir faim et soif, je t'en prie, sers-toi”, fit-elle en désignant la table.
Avec prudence, Rhaas sortit de la couche sur laquelle elle était allongée, et constata non sans surprise que ses plaies avaient été pansées et qu'on avait étalé une crème odorante sur ses hématomes. Elle s'attabla et se mordit timidement dans une tranche de viande fumée. Cependant, sa faim refit aussitôt surface, et elle se retrouva bientôt à mordre à pleines dents. Peu lui importait l'impression qu'elle faisait à son hôte. Manger d'abord, la politesse ensuite. Mais la vieille Okanakie ne fit aucun commentaire, et attendit patiamment que la jeune fille soit rassasiée. Rhaas essuya sa bouche du revers de la main.
“Il est bien rare de rencontrer des Torkos dans la savane. Tu as du vivre des choses fort désagréables, n'est-ce pas ? J'ai pris la liberté de palper ton ventre. Ton bébé n'a rien, une chance après cette épreuve.
– Le bébé, je m'en fiche !” riposta Rhaas avec violence. Puis, sa colère s'effaça, et elle fondit en larmes. La vieille femme respecta ses sanglots, se taisant à nouveau. Il lui semblait que cette Okanakie était douée pour écouter.
Et comme elle avait craint de rester seule jusqu'à la fin de ses jours, Rhaas accueillit cette présence avec soulagement. Elle lui raconta tout. La vieille femme accepta son histoire, son visage ne trahissait pas ses pensées. Lui repprochait-elle d'avoir pris la fuite, d'avoir trahi le contrat qui la liait à ses maîtres ? Elle n'en dit rien. Une fois son récit achevé, Rhaas regarda l'inconnue dans les yeux.
“Je ne pense pas pouvoir continuer à vivre comme ça.
– Mais bien sûr que tu vas continuer à vivre !” Lança la vieille femme avec un petit rire. “Nous le faisons tous ! La vie est pleine de souffrances, mais également de joies. Tu es jeune, et déjà tu dois affronter des épreuves. Je le reconnais, cela est difficile, et tu auras souvent envie de fuir face aux ennuis ou à l'inconfort. Mais tu es brave, ma fille, et je pense que tu ne rebrousseras jamais chemin. Tu ne sembles pas être de ceux qui abandonnent. Aie foi en toi. Eliwha veille sur nous.
– Facile à dire pour vous, ricana Rhaas en lui rappelant que le dieu des Torkos les avait lâchement abandonnés.
– Il y aura toujours quelqu'un pour veiller sur toi, que tu le veuilles ou non. Mais il se pourrait qu'en certains occasions, cette personne, ce soit toi.”
Après cela, la vieille femme qui lui apprit se nommer Gambina Gain de Sable lui présenta le reste du clan. Celui-ci se révéla extrêmement restreint, ce qui surprit beaucoup la jeune Torkos. Il était en tout et pour tout composé de quatre Okanakis. Gambina était en quelque-sorte la matriarche du groupe, puis venait ensuite Orah Brûle Menthe, l'adolescente qui l'avait accostée la veille; ainsi que son petit frère Fivo Petite Lueur. Restait Haram Douce Fièvre, un jeune homme légèrement plus âgé que Rhaas et à l'attitude ouvertement antipathique. Rhaas comprit vite qu'Haram s'était improvisé chef du clan, et que le reste du groupe ne contestait pas ce statut. Les Okanakis lui offrirent l'hôspitalité, et la Torkos accepta.
Quelques jours plus tard, la jeune fille osa interroger Gambina au sujet de la petitesse de leur clan. Elle regretta vite d'avoir posé la question. Il y avait de cela quelques années, le clan de ses hôtes – autrefois composé de membres bien plus nombreux – avait été piégé par un incendie. Les flammes avaient dévoré la savane, encerclant le campement sans laisser la moindre chance de repli. Orah et Fivo étaient partis chasser avec leur mère lorsque c'était arrivé, tandis que Gambina cueillait des fleurs à plusieurs kilomètres de là. La mère d'Orah et Fivo avait succombé à une infection l'année dernière. Quant à Haram...
“Son père était le chef de notre clan. A l'époque, Haram était l'apprenti du Chemenn. Oh, il était vraiment doué, et il aurait fait un Chemenn extraordinaire. Son père s'est sacrifié pour lui offrir une chance de traverser le rideau de flammes. Depuis, Haram a changé. Il essaie de ressembler à son père, et se conduit en adulte, ce qui est tout à son honneur bien sûr, mais il en oublie le plaisir de vivre. Tu as certainement remarqué comme il ne souriait ni ne plaisantait jamais, ou la manière – fort impolie, excuse-le je t'en prie – dont il te traitait. Il tente de nous protéger de la moindre menace. Son père lui manque, ils étaient très proches. Mais la magie des pierres lui manque aussi. Il avait trouvé sa voie, comprends-tu. Et tout cela lui a été arrâché. Haram essaie simplement de retrouver sa place dans ce monde.
– Je... je suis désolée...” ne put que baffouiller Rhaas. Mais elle savait cela inutile.
Lorsqu'elle fermait les yeux, elle croyait voir des flammes danser sous ses paupières et entendre les hurlements de dizaines de personnes prises au piège.
Les jours passaient, et Rhaas ignorait que faire. Elle craignait d'abuser de l'hôspitalité de ces gens qui l'avaient si gentillement recueillie, mais d'un côté, elle n'avait aucune idée de l'endroit où aller. Constatant que ce problème la taraudait, Orah et Gambina mirent bientôt les choses au clair en lui assurant qu'elle pouvait rester autant de temps qu'elle le voulait. Toutefois, Rhaas s'efforça de les aider au mieux dans leur travail de tous les jours, notamment la cuisine, car c'était ce qu'elle savait faire le mieux. Pourtant, elle observait Haram quitter leur petit campement puis revenir de longues heures plus tard, avec ses proies pendues à la ceinture. Cela l'intriguait beaucoup. Comment un ex-apprenti Chemenn – qui n'avait donc pas le droit de porter les armes – pouvait être aussi bon chasseur ? Le jeune homme avait du s'entraîner pendant des heures pour réussir cet exploit. Mais peut-être la mère d'Orah et Fivo lui avait-elle appris tout ce qu'elle savait ?
Mais un autre problème se profilait : plus les jours passaient, plus Rhaas craignait l'enfant dans son ventre. Elle était certaine d'une chose, jamais elle ne pourrait aimer ce bébé, cette chose qu'elle n'avait jamais désirée et qui lui rappelait de trop mauvais souvenirs. Elle souhaitait sa disparition, l'appelait de ses voeux. Mais une nuit, Rhaas fut prise d'horribles crampes au ventre. Celles-ci ne firent qu'augmenter, et bientôt Rhaas fut recroquevillée sur sa couche, le front couvert de sueur, serrant les dents pour ne pas crier. Cela ne dura pas, cependant. Lorsque la douleur reflua, la jeune fille nettoya sa couche et le sang qui la maculait. Le mal avait emporté les souvenirs. Le mélange de sangs Mésorians et Torkos mettait souvent une grossesse en péril, de sorte que cela n'avait rien d'étonnant si celle de la jeune fille s'était brusquement arrêtée. Cela lui était égal, au contraire, elle se sentait libérée. Gambina avait raison : on ressortait toujours plus forts des épreuves traversées.
***
“Et là, c'est mieux ?”
Haram la fixa, l'air dégoûté. “Oh, oui. Si tu essaies de te faire passer pour un hippopotame, alors oui, c'est plutôt réussi.”
Rhaas quitta sa cachette en soupirant. Des mois qu'elle suivait les conseils d'Haram pour devenir une bonne chasseuse. Des heures perdues, oui ! Quoi qu'elle fasse, le jeune homme l'envoyait balader. Tout de même ! Rhaas savait qu'elle avait progressé. Et sa condition de Torkos ne l'aidait pas vraiment à se faire passer pour une Okanakie, après tout. C'était la faute d'Haram et de son éternelle insatisfaction. Avec le temps, tous deux avaient fini par trouver une certaine entente pacifique. Le jeune homme avait compris que Rhaas ne représentait aucun danger, et s'était sensiblement détendu. Dès lors, ils avaient commencé à échanger quelques phrases et quelques piques bien senties. C'était peu, mais cela avait suffi pour qu'il accepte de lui apprendre les tuyaux du métier. Et Rhaas s'en contentait. Dans le fond, elle était persuadé qu'Haram l'aimait bien mais était trop fier – ou trop borné – pour le reconnaître.
Quelques années s'étaient écoulées depuis son arrivée parmi le petit clan Okanaki. Elle n'avait pas mis longtemps à intégrer cette ce groupe atypique. Entre la bonne humeur d'Orah et leurs confidences sur l'oreiller – elles partageaient la même tente – et l'innocence touchante de Fivo, elle avait l'impression d'avoir retrouvé une famille. Et cela faisait un bien fou.
Après s'être exercée au maniement du tolohok – ce pour quoi elle se débrouillait bien mieux que pour le déplacement furtif typique des Okanakis, évidemment – ils rejoignirent le campement. A leur arrivée, Orah courrut à leur rencontre en demandant à Haram si son élève avait bien travaillé. Le jeune homme fixa Rhaas avant de ricaner avec sarcasme :
“Le pachyderme se débrouille un peu mieux.
– Tu peux parler, nabot !”
Haram et Rhaas échangèrent un regard sombre, mais chacun d'eux savait pertinemment que ce n'était pas sérieux. Ils se livraient quotidiennement à ce genre de joute verbale, autant parce-que cela les amusait beaucoup que parce-qu'ils ne parvenaient pas à se parler calmement plus de cinq minutes. Et puis Rhaas était prête à tout pour qu'Haram quitte ne serait-ce qu'un instant la carapace froide et sérieuse qu'il enfilait à chaque instant. Fragile équilibre, certes, mais équilibre tout de même ! Et le plus important ne restait-il pas d'avancer coûte que coûte, comme le disait le proverbe “le Griffo qui n'a plus d'ailes a toujours ses pattes pour avancer” ? Rhaas avait appris à aimer les coutumes et dictons Okanakis. Ils en avaient un pour chaque situation, à croire que leur peuple disposait des plus grands sages au monde. Ou de ceux dotés du meilleur sens de l'humour...
Quelques mois plus tard, Rhaas était apte à partir à la chasse seule. Haram lui avait donné son autorisation officielle, mais la jeune fille avait simplement pris soin de ne pas lui parler des nombreuses escapades en solitaire qu'elle avait menée, ni des quelques lapins qu'elle avait rapportés à Gambina Grain de Sable. Le jeune Okanaki ne l'aurait peut-être pas vu d'un très bon oeil. Rhaas revint quelques heures après son départ, trainant le corps d'une antilope derrière elle. Harald observa le cadavre de l'animal d'un air sceptique avant de pester :
“Combien de fois je t'ai dit de ne pas faire ta brute en les tuant ? Leur peau est aussi précieuse que leur viande. Par Eliwha, on dirait que tu as utilisé un gourdin et un hachoir !
– Oh, excuse-moi
petit ! La prochaine fois j'utiliserai les aiguilles à coudre de Gambina pour que ce soit plus propre !”
Orah et Fivo pouffèrent, ce qui ne fit qu'accroitre l'agacement d'Haram. Après avoir confié la dépouille à Gambina, elle s'apprêtait à rejoindre sa propre tente pour faire la sieste, mais le jeune homme lui proposa de faire un tour. Rhaas songea bien à refuser, mais c'était suffisamment étonnant pour qu'elle accepte.
Haram et elle marchèrent en silence, jusqu'à ce qu'elle lance, l'air de rien :
“Est-ce que cette promenade étrangement silencieuse avait pour but de t'offrir l'occasion de me féliciter pour ma très jolie prise d'aujourd'hui à l'écart des oreilles indiscrètes ?
– C'est d'une drôlerie rare, vraiment. Mais oui, félicitations. Même si je n'arrive pas à croire que je dise ça à une Torkos.”
Rhaas le remercia d'un sourire. Cela avait du lui demander un effort considérable. Haram avait bon fond, il suffisait de prendre le temps de creuser. Au bout d'un certain temps, le jeune homme lâcha finalement :
“Je ne te l'ai jamais dit, mais je suis heureux que tu nous ais rejoint. Les petits sont bien plus gais depuis que tu es là, même Gambina a retrouvé le sourire.
– J'en déduis qu'il n'y a plus que toi qui fait la tête ?
Haram grimaça avant de lui donner un coup de poing dans l'épaule. Mais il reprit tout à coup l'air sérieux et tourmenté qu'il arborait un peu plus tôt.
– J'imagine que tu es au courant de ce qui est arrivé à notre clan avant qu'on ne te trouve. Et de ce que j'étais censé devenir.
Figée, Rhaas ne put qu'hocher la tête silencieusement.
– Je sais que je n'ai pas été très aimable avec toi, depuis tout ce temps. Je crois que je me servais de mes blessures comme d'une excuse pour me mettre à l'écart du monde. Mais j'ai réalisé que tu avais vécu des choses pas très agréable toi non plus, et tu ne méritais pas que je traite comme je l'ai fait. C'est pourquoi je tenais à m'excuser.
– Il t'en a fallu du temps, souffla Rhaas.
Haram détournait les yeux, refusant manifestement de croiser son regard. Rhaas savait à quel point cela lui coûtait de s'ouvrir de la sorte. Elle sourit et plaça le poing sur son épaule afin de reproduire le salut Okanaki qu'ils lui avaient appris.
– Ca ne fait rien, Haram. J'avais compris. Ca fait un bout de temps que je ne t'en veux plus pour ça.
Ils échangèrent un sourire sincère, puis Haram reprit l'air narquois qu'il affichait parfois en sa présence :
– Attends, quoi ? Tu avais compris ? Ca veut dire que tu peux... penser, réfléchir, quelque-chose comme ça ?”
***
Rien ne pouvait ralentir sa course. Ni les racines fourbes de la jungle, ni les lianes qui gênaient parfois sa vue. Sa proie – un Bellrok de bonne taille – filait vite et droit devant. L'excitation de la poursuite emplissait la jeune femme. Cela faisait longtemps qu'elle avait quitté le campement et pistait cet animal, plus pour le plaisir que par réel besoin. Elle ne pensait pas l'abattre une fois qu'elle l'aurait attrapé, après tout il s'agissait d'un Bellrok, animal noble s'il en est. De plus, elle avait repéré un troupeau de gnous au Sud, elle n'aurait qu'à en attraper un ou deux avant de retrouver les Okanakis.
Rhaas a vingt-sept ans. Les traits juvéniles ont laissé place à ceux, plus assurés, de la jeune femme qu'elle est devenue. L'entrainement d'Haram a porté ses fruits, et ont fait d'elle une chasseuse rapide, efficace. Ne tenant plus en place, elle passe le plus clair de son temps à l'extérieur du campement, non pas parce-que la compagnie de sa famille adoptive l'ennuie, mais parce-que depuis peu, elle aspire à plus. Les années passées à leurs côtés lui ont permis de se reconstruire. La frêle adolescente hésitante et facilement fatiguée est depuis longtemps oubliée. La jeune femme est forte, assurée, et sait toujours quelle décision est la meilleure. Par un heureux hasard, Orah a rencontré un Okanaki d'un clan voisin, ce qui fait que les deux groupes ont été forcés de se rapprocher pour lier connaissance. La jeune fille, manifestement fort amoureuse, avait insisté pour passer du temps en compagnie de cet inconnu, et Rhaas n'avait eut d'autre choix que de lui servir de garde du corps ou de chaperon lorsque Haram se défilait (ce qu'il faisait un peu trop souvent à son goût). Ces expériences avaient permis à Rhaas de découvrir à quel point elle pouvait être peu amène envers les inconnus. Malgré tout, le fiancé d'Orah était un charmant garçon, et elle était persuadé que tout irait bien pour eux. Mais tout de même, elle préférait chasser plutôt que surveiller deux amoureux transis...
Le Bellrok avait disparu. Poussant un juron, Rhaas regretta de s'être laissée distancer, et se mit à observer le sol à la recherche de traces ou d'empreintes pouvant indiquer la direction prise par l'animal. Enfin, elle découvrit un indice et marcha calmement en suivant cette nouvelle piste. L'espacement des empreintes lui assurait que l'animal s'était finalement fatigué et progressait désormais au pas. Elle ne mettrait probablement pas longtemps avant de parvenir à sa hauteur. Et en effet, quelques minutes suffirent pour que la jeune femme pour retrouver la trace de la bête. Celle-ci s'était arrêtée et s'abreuvait désormais à un cours d'eau, relevant de temps à autre la tête pour guetter une menace quelconque. Dissimulée dans l'ombre des arbres, Rhaas l'observa en souriant. Cela lui suffisait. Elle s'apprêtait à rebrousser chemin lorsqu'un filet s’abattit sur elle. Prise au piège, Rhaas ne put que hurler en s'efforçant de se libérer de l'emprise qui ne faisait que se resserrer. Folle de rage de s'être laissée avoir aussi facilement, la jeune femme regarda ceux qui l'avaient attrapée sans difficulté. Trois hommes à l'air patibulaire, qui la fixaient en ricanant. L'un d'eux lui décocha un coup de talon dans les côtes, mais l'humiliation était plus douloureuse encore.
Il s'avéra que ses geoliers étaient des marchands d'esclaves. Il était fort probable qu'ils agissaient sans autorisation, amassant un joli paquet d'argent en toute ilégalité. Rhaas fut conduite au campement de ses nouveaux propriétaires, où se trouvaient déjà quelques esclaves. Rapidement, et après avoir échangé quelques phrases avec ceux-ci, elle constata que les marchands capturaient tous les Torkos qu'ils rencontraient sans prêter attention à leur statut. Manifestement, plusieurs affranchis étaient ainsi forcés de retourner à un conditionnement duquel ils avaient été libérés. Les fers qui leur liaient les poignets et les chevilles les empêchaient de se révolter, et le fouet suffisait généralement à les faire taire. La loi du plus fort dominait à nouveau.
Un instant, Rhaas avait espéré que les clans Okanakis seraient partis à sa recherche et seraient parvenus à les libérer. Mais les marchands Mésorians était malins et avaient pour habitude de ne jamais rester longtemps au même endroit. A regrèts, la jeune femme regarda la savane s'éloigner jusqu'à ne plus être qu'un horizon jaune et aride. La tristesse emplissait son coeur autant que la colère battait contre ses tempes. Elle essaya de s'évader, évidemment, mais n'y parvint jamais. Jour après jour, ils se rapprochaient d'Opale, et les souvenirs de Rhaas s'éveillaient. Elle redoutait que son chemin rencontre à nouveau celui de ses anciens maîtres. Constatant que son expression avait changée, l'un des marchands d'esclaves l'interrogea à ce sujet, et Rhaas en profita pour se renseigner sur la famille à laquelle elle appartenait autrefois.
“Eux ? D'vilaines rumeurs ont courrues sur la conduite d'leur fils héritier. Il aurait fricoté avec une esclave, l'aurait engrossée. Leur réputation est ruinée, ils n'sont plus rien maint'nant. Pourquoi ça t'intéresse ?”
Comme Rhaas ne répondit rien, l'homme se contenta d'éclater d'un rire mauvais avant de s'éloigner. La jeune femme était désormais emplie d'une satisfaction telle qu'elle avait l'impression que toutes ses peines en étaient amoindries. Elle avait l'agréable sensation que la justice avait fait son oeuvre.
Ils quittèrent l'Île d'Opale pour Îleval. Là, Rhaas fut vendue sur le marché aux esclaves. Cela prit du temps, évidemment, car elle n'avait pas vraiment le physique d'une domestique. Musclée et solide, peu d'acheteurs potentiels l'imaginaient agenouillée pour luster du marbre. Ainsi, plusieurs semaines s'écoulèrent – plusieurs délicieuses semaines, même, qu'elle occupa à narguer les marchands qui l'avaient attrapée et le regrettaient déjà – avant qu'un acheteur ne se présente. Elle ne prêta que peut d'attention à son nouveau propriétaire, si ce n'est que c'était une homme déjà âgé qui recherchait une protection supplémentaire. Il la mit rapidement à l'étude auprès d'un esclave Escorte, chargé de lui apprendre les rudiments du métier.
Le Torkos se nommait Konrad Davos. Il s'agissait d'un jeune homme sérieux et capable, aux cheveux noirs et à la peau au parfum épicé. S'il fut désagréable avec Rhaas, ce ne fut que pour mieux l'aimer par la suite. Les entraînements leur prenaient toute la journée, et Konrad hésitait manifestement entre féliciter son élève pour la souplesse dont elle faisait preuve malgré sa race, ou la houspiller parce-qu'elle n'apprenait pas assez vite. Pourtant, Rhaas progressait. Bientôt, elle sut aussi bien manier l'épée que la hâche. La disparition des Okanakis lui pesait, pourtant elle devait constater que la présence de son professeur adoucissait sa peine. Etait-ce égoïste ? Le fait était qu'elle se sentait bien avec Konrad, qu'il la comprenait. Dans son austérité, il agissait toujours de manière juste et honnête. Désirant repousser la solitude, Rhaas se jeta tête la première dans cette relation si particulière, s'offrant à Konrad corps et âme. Elle l'aimait avec force, aimait les traits rudes de son visage, adoucis par son regard. Elle aimait frissonner lorsque ses mains se posaient sur ses bras pour mieux les positionner à l'entraînement, ainsi que le son de sa voix lorsqu'il lui parlait. Elle n'avait jamais ressenti ça, et cela l'obsédait. Au bout de quelques mois, Konrad cessa à ses avances. S'ensuivit une relation tumultueuse mais passionnée, toujours sincère. Rhaas découvrit que son corps pouvait lui conférer du pouvoir et du plaisir, là où auparavant il n'était pour elle que source de douleur. Leurs étreintes sauvages l'apaisaient, l'aidaient à supporter ce retour à l'esclavage. Sa colère diminuait tandis que son amour grandissait. Pour la première fois, Rhaas se sentait femme, maître de ses courbes, de son corps, et de ce qu'elle désirait en faire. Cela faisait un bien fou.
Cette passion dura plus d'un an. Tous deux s'étaient trouvés et se complétaient à la perfection. Rhaas n'aurait pu imaginer bonheur plus complet. Lorsque son entraînement parvint à son terme, elle devint une Escorte officielle et rejoignit son propriétaire afin de jouer son rôle. Cependant, ce changement de routine ne signifia pas la fin de la relation qui l'unissait à Konrad, au contraire. Quinze mois après leur rencontre, Rhaas était enceinte. Heureuse de pouvoir donner un enfant à celui qu'elle aimait, la jeune femme avait la délicieuse impression que tout rentrait dans l'ordre et que les cauchemars du passé étaient réinterprétés en rêve. Son violeur – car elle osait désormais reconnaître la vérité sans se cacher derrière sa terreur – avait été remplacé par un amant, l'enfant du délit se changeait en un bébé, fruit de leur amour sincère. C'est rayonnante que Rhaas l'annonça à celui qu'elle aimait.
Mais alors que Rhaas n'aurait pu être plus heureuse, Konrad disparut.
Ce fut un coup terrible, qui plongea la jeune femme dans une rage folle. Dans un accès de colère, elle mit sa chambre sens dessus dessous, s'égratignant les doigts sur les débris tranchants. Persuadée que l'idée d'être père avait fait fuir son amant, Rhaas s'enfonça dans une carapace de mépris envers la gente masculine. Tous les hommes la dégoutaient, qu'ils soient Torkos ou Mésorians. Mais sous la dureté de son visage se cachait une peine immense. Perdre à nouveau ce qu'elle avait de plus cher la détruisait à petit feu. Si elle avait prêté une oreille attentive à ce que les rumeurs disaient, Rhaas aurait compris que son amant avait perdu la vie en s'efforçant de protéger son maître. Mais dans sa douleur, la jeune femme se renfermait derrière la haine qu'elle nourrissait désormais. Cela était plus facile.
Evidemment, la tristesse mêlée à l'inquiétude – peut-être Konrad était-il tout simplement blessé quelque-part, tout seul ? – n'ont jamais été de bonne augure pour une grossesse. Deux mois après avoir appris qu'elle était enceinte, Rhaas fit une fausse couche. Ce fut le coup de grâce. Muette, elle retourna à son travail, faisant du mieux qu'elle pouvait afin d'échapper au quotidien qui ne faisait que lui rappeler sa condition. Pourquoi est-ce que tout ce à quoi elle tenait finissait par lui échapper ?
Son vieux propriétaire ne tarda pas à s'éteindre sous le poids des ans. Rhaas revint donc naturellement à ses enfants, qui cependant ne souhaitaient pas ses services et la vendirent rapidement. Insensible, se fichant éperdument de l'endroit où elle échouerait, la jeune femme ne s'attendait pas toutefois à être rachetée par Eden Calcin. Il s'agissait d'une jeune femme délicieuse, aux manières fort agréables mais aux ambitions démesurées. Rhaas devint vite son “associée”, comme elle aimait se l'imaginer, même si sa maîtresse prenait soin de la remettre à sa place en public. Toutes d'eux s'entendaient très bien, retrouver ce qui s'apparentait le plus à une amie aida Rhaas à surmonter les récentes épreuves de son existence. Cependant, une question, une angoisse, une terreur demeurait : quand est-ce que Eden lui serait à son tour arrâchée ?
Hormis toute une armurerie (comprenant hâche double, épée large et Mésorianne, arbalète et tëmtohok), Rhaas possède très peu d'objets personnels. Eden lui a donné quelques jolies robes, mais malgré tout, son bien le plus précieux reste l'anneau que Konrad lui a offert avant de disparaître. Malgré sa rancoeur, la jeune femme conserve ce bijoux précieusement et le serre parfois au creux de sa paume lorsqu'elle éprouve des difficultés à s'endormir.
Pourquoi j’ai cédé à la tentation du DC, plutôt... Kellen est très convainquant, et le Créateur insinue des choses... des tas de choses... je voyais des DC partouuuut !
On sous-estime trop souvent les marmottes. Et sinon, je suis Wakumbë !