87ième jour d'automne de l'année 1650. Depuis une vingtaine de jours, Nathanaël était très occupé à ce qui était peut-être le projet le plus fou qu'il ait mené de sa carrière, pire encore à ses yeux que son attaque pourtant directe et signée envers le doyen Mylessie – dont il avait découvert avec dépit qu'elle avait été passée sous silence par toutes les parties concernées -  Nathanaël avait décidé de se poser et de mener une vie normale. Une tâche ardue qui demandait beaucoup de préparation. Il avait fait l'acquisition d'une petite masure à un étage dans les faubourgs de la ville, quelque chose de petit et étroit qui lui rappelait la librairie de Liam et les beaux jours d'insouciance. S'il voulait un nouveau départ, il ne pouvait rêver mieux. Il avait également pris à son service une unique esclave, qui était par conséquent bien occupée car elle accumulait toutes les tâches. En échange il prenait soin de bien la traiter, peut-être même mieux qu'un maître ordinaire l'aurait fait mais c'était la première fois qu'il avait une esclave, et il trouvait l'expérience plus perturbante qu'il l'aurait cru. Il avait également trouvé un emploi, étape nécessaire pour pouvoir espérer se fondre dans la masse sans attirer l'attention. Jouant autant de ses vastes connaissances accumulées par des années de lecture avide que de son charme naturel, il avait obtenu une place de précepteur auprès des Dauréphine, une des familles les plus riches de l'île. Alors chargé d'enseigner l'histoire à leur dernier fils, Laurent, il avait vite su se faire apprécier tant de son élève que de ses employeurs et espérait, dans un avenir proche, obtenir une offre plus alléchante.

Bien sûr, après ses rares mais flamboyants exploits sur Îleglace, il ne pouvait espérer simplement poursuivre sa vie sans risquer de s'attirer des ennuis. Il avait refusé de se maquiller, acceptant le maigre risque d'être reconnu, mais n'avait pu garder son nom et se présentait désormais sous le patronyme d'Ephy Denibel, un alias emprunté mais qui lui plaisait assez. Une précaution qui s'était sans doute avérée utile, car il n'avait pas une fois eu d'ennuis avec le moindre Elite. Jusqu'au quatre-vingt-quatrième jour d'automne, peu de temps auparavant. Ce jour-là il avait simplement emmené le jeune Laurent voir le palais du Mass, lieu historique s'il en était, et profiter de la rapide visite pour passer avec lui en revue l’événement qui justifiait la présence de tant d'Okanakis sur l'île, un événement qui trouvait justement sa source au palais. Ils avaient également profité des festivités pour se distraire entre deux leçons. La journée n'aurait pu mieux se dérouler si, en repassant devant les portes du domaine afin de revenir chez la famille Dauréphine, il n'avait été interpellé par un des Elites en faction. Celui-ci avait cru reconnaître, à raison, un visage aperçu sur un avis de recherche. La quantité de détails qu'il put fournir fut littéralement effrayante pour l'escroc, qui reconnut trop bien son œuvre dans les mots de l'Elite. Il parvint à persuader celui-ci qu'il faisait erreur, mais resta malgré tout secoué par l'expérience et écourta les leçons de son élève pour la journée afin de rentrer s'effondrer derrière les murs de sa maison.

Quelle folie il avait eu de vouloir à tout prix la célébrité ! Cela le desservait bien, désormais. La nuit qui avait suivi avait été occupée à ruminer, à se maudire de son insouciance passée qui n'était pas si lointaine que ça, et à chercher des solutions. Il en avait depuis trouvé une, un plan qu'il avait dû élaborer en vitesse et qu'il n'était pas loin de trouver insensé. Pourtant il était persuadé qu'il pouvait marcher et avait finalement décidé de se lancer. Aussi génial qu'il soit, pourtant, ce plan avait une faiblesse car il demandait l'intervention d'un complice, quelqu'un qui saurait tout et en qui il devrait avoir confiance. Faire appel à un ami était impossible, car ceux-ci étaient soit injoignables soit indisponibles car ne pouvant pas se déplacer. Il avait donc dû se rabattre sur la deuxième solution, faire appel à quelqu'un qui ferait assez peu de cas de cette affaire pour ne pas avoir l'envie d'en parler, quelqu'un qui ne serait pas rebuté par la tâche que Nathanaël lui convierait. En un mot comme en cent, un mercenaire. Plus spécifiquement un mercenaire okanaki, quelqu'un qui ne recroiserait jamais sa route et qui ne serait pas contraint par la peur d'Hygérie ou par des problèmes moraux. Les festivités pour le couronnement du Mass avaient attiré de nombreux clans mais aussi des individus isolés parmi lesquels Alea Lune-de-Sang. Il avait repéré celle-ci et s'était rapidement renseigné sur son compte, découvrant qu'elle avait déjà une petite réputation dans certains milieux, une réputation qui n'était pas pour lui déplaire car elle correspondait au profil dont il avait besoin.

Le soir du quatre-vingt-septième jour, Nathanaël s'était excusé auprès des Dauréphine en prétextant une affaire personnelle d'importance, s'excusant platement et promettant de faire pardonner son écart à l'avenir. Il avait ensuite filé jusqu'au Chaudron de Pierre, une auberge à la limite étroite du bouge bas de gamme et de l'établissement correct. Il était mal placé pour porter un jugement, ayant lui-même plusieurs fois séjourné dans des auberges semblables, mais craignait surtout de jurer avec les locaux, encore vêtu qu'il était de ses beaux atours. Un pourpoint de brocard vert et fil d'argent sur une chemise de soie doublée avec un pantalon ample de velours sombre et des bottes d'équitation aux talonnettes discrètement rehaussées, le tout assorti d'une capeline, d'un tricorne de cuir luisant et d'un bandeau du même cuir noir piqueté de fins clous d'argent. Malgré ça il se glissa à l'intérieur et promena son regard sur la salle, persuadé qu'une okanaki solitaire ne pouvait être si difficile à reconnaître.