• Père : Le pilier fondateur de la famille. L’homme fort. Qui représente tout ce que doit représenter un Doyen Mésorian. Un homme bon envers son peuple et envers ses esclaves. Un homme exigeant envers lui-même et envers les autres. Un homme pieux. Un homme cruel, du point de vue d’Adriel. L’homme qui a décidé de le parquer dans une tour et de faire de lui ce qu’il est aujourd’hui, une ombre parmi les hommes. Et pourtant, il le respecte, malgré le dédain dont il fait preuve à son égard.
  
• Mère : Le soutien indéfectible de Père. Elle l’a épousé après un arrangement très profitable pour sa famille. Elle était très jeune, à l’époque et, paraît-il, très belle. Aujourd’hui, il lui trouve juste l’air fatigué. Par ces années où elle n’a pu faire preuve de son esprit qu’en privé. Par ces années où elle a dû se taire. Adriel lui en veut probablement beaucoup plus qu’à son père, car elle ne s’est jamais battue pour lui, alors qu’il est également son fils. Elle le visite de plus en plus rarement depuis son adolescence.
  
• Anselme : Plus souvent qu’à son tour, il a dû aller par ce prénom. Et pourtant, Anselme est une personne à part entière. Un jeune homme, lui aussi. Son portrait vivant. Quoique. Adriel est peut-être le portrait d’Anselme, au contraire. La seule différence physique notable entre eux est la couleur de leurs yeux. Ceux de son jumeau sont tous deux verts. Et ses cheveux sont plus courts. Son caractère est joyeux, expansif, noble. Tout semble lui réussir. Ils sont les deux côtés d’une même pièce, et Adriel l’adore. Et en même temps, il le déteste tellement, lui qui lui a tout pris. Être lui lui procure à la fois une grande joie et une terrible tristesse. Car il aurait pu être lui véritablement. Il ne sait pas trop comment son frère le voit. Comme son ombre, comme un être humain ? A-t-il pitié de lui ? Le plaint-il ? L’ignore-t-il ? Le considère-t-il comme un esclave de plus ?
  

 

Le premier évènement de toute vie est la naissance. Bien entendu. Et celle-ci, la première du couple heureux de la famille Doyenne d’Épieux, était une date à célébrer. La glace emprisonnait tous les arbres dans la nuit glaciale. La bise soufflait avec violence, charriant de fortes odeurs salines en provenance de la mer proche. Dans le couloir, foulant les tapis de son pas martial, le maître des lieux attendait, angoissé. Le travail durait depuis des heures. Dans la chambre, le feu ronflant et crépitant et les interjections que se lançaient les sages-femmes ne parvenaient pas à étouffer les grognements et halètements de la mère. C’était plus compliqué que prévu, et ils ne comprenaient pas pourquoi. Puis vint l’instant de la délivrance. Et tout aurait dû bien se passer. Sauf qu’il y eut deux délivrances. Et que l’un des enfants présentait une tare. Des yeux aussi vairons que ceux d’un Sang-perdu. Le Seigneur eut un regard froid pour les esclaves. Elles seraient vendues au plus tôt. Il ne pouvait se résoudre à tuer l’enfant, bien sûr. Mais il ne pouvait pas le laisser apparaître en public comme son fils. Il eut un soupir désolé. Il avait au moins un héritier… A cette heure, durant cette froide nuit, le destin d’Adriel fut scellé. Il serait la doublure de son frère.

Les années s’écoulèrent, et Anselme remplissait toutes les promesses entraperçues et attendues. Une fois encore, le Seigneur tourna la tête vers son autre fils et retint un soupir. La Déesse avait bien fait son œuvre. Jamais celui-ci n’aurait pu régner. Il était trop effacé, trop mou. Trop inutile. Incapable de tenir convenablement une épée. Les entraînements étaient d’ailleurs un problème sans fin. Il se frotta le front des doigts. Peut-être aurait-il dû l’éliminer malgré tout… Mais aucun de ses précepteurs ne tarissait d’éloges sur son écriture, son maniement des chiffres, son écriture claire et concise. Distraitement, il regarda son propre secrétaire, celui qui gérait toutes les affaires courantes, ses missives, ses livres de compte, les métayers, et la plupart de ses accords. Une idée le fit sourire. Peut-être l’enfant ne serait-il pas bon qu’à servir de bouclier à Anselme…

Avec l’adolescence vinrent les premiers émois. Les premières véritables déconvenues, également. Et la compréhension de ce que signifiait son statut. Il était fils de la famille Doyenne, et pourtant pas. Car il n’aurait jamais de descendance en propre. Il ne serait à jamais que l’ombre de son frère. A cette période, il apprécia de pouvoir jouer son rôle, parfois. Peu de femmes lui résistaient. Mais cela le blessait, indiscutablement. Ce fut le moment où la colère commença à s’accumuler au fond de lui. Qu’elle devint rage. Puis haine. Et les cauchemars débutèrent. Les hallucinations aussi. Il voyait sa famille, mais n’apercevait que leurs visages ensanglantés. Son souhait le plus profond. Ou sa plus grande crainte. Il n’aurait pu le dire avec précision. Petit à petit, il fut contraint de revêtir sa houppelande pour sortir de ses appartements. Puis un casque intégral et une armure pour aller à l’entraînement. Il était ridicule, mais il n’avait pas le choix. Il savait que s’il fallait mener les hommes au combat, ce ne serait pas son frère qu’on enverrait en première ligne. Ou même en dernière. Au terme d’un nouveau cauchemar, il s’assit sur le bord de sa couche et pleura, pour tout ce qu’il avait perdu, et tout ce qu’il n’aurait jamais…