Asthan ne dormait que d'un oeil.
Une expression qui ne lui convenait d'ailleurs pas vraiment, au vu du bandeau qu'il portait constamment sur son oeil gauche. Disons alors qu'il avait le sommeil léger, un atout acquis au fur et à mesure de ses années d'errance. Lorsque l'on prenait l'habitude de dormir fréquemment à la belle étoile, on se savait jamais à l'abri de l'assaut d'un bandit ou de la traque d'un prédateur affamé.

La route était longue d'Opalgöor à Opale, une vingtaine de jours à cheval, avec une bonne partie de savane. La seconde partie du trajet serait plus sûre, puisqu'on entrait dans un domaine géré par les Mésorians, mais le début du voyage était en plein territoire sauvage, et Asthan savait pertinemment que des clans Okanakis étaient établis dans les environs, notamment le tristement célèbre clan Dräoxi, connu pour la cruauté de son chef. Mais il était contraint de faire le voyage seul, puisqu'il allait rejoindre le reste de sa compagnie qui l'attendait à la capitale. Ses affaires dans la cité libre s'étaient bien passées, mais des contrats plus juteux l'attendaient au nord de l'île.

Le voyage ne l'inquiétait cependant pas outre mesure. Il avait été un bon chasseur, il était un bon guerrier, il savait survivre dans la nature. En cas de rencontre humaine, la diplomatie n'était pas son point fort, mais le nom des Erre au Vent, à présent connu sur l'île, ouvrait bien des passages. Nulle raison d'aller chercher des noises à d'honnêtes mercenaires.
C'était surtout les bêtes sauvages rôdant dans la savane qui l'empêchaient de dormir sereinement dans la savane. Aussi, lorsque son cheval, attaché à l'abre contre lequel il se reposait, émit un bref hénissement, le mercenaire se leva d'un bond, alerte, et tendit l'oreille. Des bruits de feuilles que l'on remue, des pas légers, un bruissement d'ailes... et un griffoin sortit nonchalamment d'un groupe de bosquets, des branches de palmier dans le bec.

L'homme et l'animal se figèrent lorsque leurs regards se croisèrent.
Qu'est-ce que ce volatile fichait là, tout seul, au milieu de nulle part, alors que l'aube n'était pas encore apparue ? Les griffos n'étaient pas des animaux sauvages, plus maintenant, le petit avait dû s'enfuir d'un élevage. Lentement, sans le quitter des yeux et sans geste brusque, Asthan se baissa pour farfouiller dans ses affaires et attraper sa ceinture qu'il boucla autour de sa taille. Tiré du sommeil, il ne portait que son sarouel, son manteau lui servant d'oreiller. Le haut de son corps était à nu, à l'exception d'un bandage serré sur le haut de son bras droit. A sa ceinture étaient attachés trois tolohoks et un revolver.
Il n'avait pas l'intention de tirer sur le griffoin. Mais si les griffos domestiqués pouvaient être adorables, les petits pouvaient se révéler agressifs, surtout s'ils avaient peur. Et ils avaient de belles griffes au bout de leurs pattes.

L'instant semblait comme en apesanteur. L'Okanaki et le griffoin se fixaient, sans savoir quelle attitude adopter.
Soudain, le petit animal, qui mesurait déjà près d'un mètre au garot, poussa un cri perçant et s'élança en direction d'Asthan.
Asthan n'y connaissait rien en griffos. Il avait été chasseur, pas éleveur. Etait-ce une charge agressive ? Il ne pouvait le dire. Il empoigna son revolver qu'il dégagea de son étui et le serra contre lui, prêt à le lever et à tirer si la bête approchait trop.

Le réveil était décidément bien rude...
Après avoir été surpris par l'arrivée d'un griffoin, ce qui pouvait déjà représenter une menace vu que l'animal n'était pas si petit que cela et qu'Asthan ne savait absolument pas y faire avec ces bestioles, voilà qu'un griffo de belle taille adulte, monté par une Okanaki en furie et armée, atterrissait brutalement devant lui.

Son cheval, attaché à sa branche, poussa un nouveau hennissement. Il ne lui serait d'aucune utilité dans l'immédiat.
Une rapide analyse de la situation lui fit penser qu'il se retrouvait donc seul face à trois ennemis potentiels. Bienvenue en terres sauvages.
Il baissa son arme, mais ne la rangea pas pour autant.
Le bébé ne représentait pas le plus grand danger, étant à présent caché derrière la version extra-large. La flèche pointée droit sur lui l'inquiétait plus.

Cependant, il tenait à être à la hauteur de sa réputation : un mercenaire libre, fier et d'une assurance sans faille, sans doute un peu cinglé. Ne jamais afficher sa peur, ne jamais montrer que l'on n'est pas maître de la situation.
L'Okanakie était l'ennemie à redouter, mais également la plus simple à manipuler. On dompte bien plus aisément des êtres pensants que des animaux réagissant à l'instinct.

Tirer sur une cible à bout portant ? Quel courage !

Elle ne manquait pas de courage pourtant, pour s'être ainsi mise volontairement dans la ligne de tir d'une arme à feu. Ni de talent, pour avoir réussi un atterrissage d'une précision parfaite.
Il fit le premier geste d'apaisement en remettant son revolver dans son étui.

Ces bestioles sont à toi, je suppose ?

Son attitude intriguait l'Okanakie, il le voyait bien à son air étonné, mais cela ne suffisait pas à lui faire baisser sa garde. La flèche était toujours pointée sur lui, et la dresseuse ne se défaisait pas de son agressivité. Ce qui était compréhensible, à présent qu'il avait confirmation que les griffos étaient à elle. Les éleveurs étaient réputés pour être prêts à tout pour leurs bêtes, ils étaient généralement des êtres doux et solitaires, mais devenaient de véritable furies lorsque l'on s'attaquait à leurs "petits".

Sa seconde hypothèse se confirma également, malheureusement : elle faisait bien partie du clan Draöxi. Asthan les connaissait bien, même s'il n'en avait jamais rencontré de visu. Il connaissait leur réputation, et certains de leurs méfaits le concernaient de près. La flèche pourrait bien partir, en fin de compte. Mais il était résolu à ne montrer aucune peur.

J'ai rangé mon arme, dresseuse, baisse ta flèche et nous pourrons parler.
Mon nom n'est pas un secret, mais je ne le donnerai pas sous la menace.

Il lui répondait sur le même ton qu'elle, empli de fierté et de supériorité. Elle dominait la situation physiquement, hors de question de se laisser également mener sur le terrain social.
Tout son corps était tendu, néanmoins, prêt à bondir sur le côté pour éviter le tir. Rien ne garantissait qu'il y parviendrait. Mais la vie était faite de risques, surtout pour un mercenaire.