"C'est tout ?"

Matoskah grommela en sortant de la tente, remontant aussi vite sur Petit-Nôrin qui l'attendait dehors. La fin de l'automne approchait, et avec elle l'hiver. Il était plus que temps pour le clan de commencer à se préparer, ce qui voulait dire faire des stocks. De viande séchée, de fruits secs, mais aussi – et c'était le problème qui concernait actuellement le chef – de fourrures. Les fourrures servaient à tout, aux vêtements, aux tentes, aux couvertures… Habituellement les chasseurs ramenaient ce qu'ils pouvaient, car en été ce n'était pas une priorité absolue, et ça suffisait. Mais pour l'hiver il était impératif qu'ils fassent attention, qu'ils tuent proprement leur gibier pour que sa peau puisse être récupérée, voire qu'ils fassent du zèle. Et avec ce qu'ils avaient en réserve en ce moment, il devenait urgent de leur faire passer le mot. Ce fut donc avec soulagement qu'il vit Tiki approcher. Il immobilisa Petit-Nôrin à son niveau et descendit de selle, s'appuyant sur la tête du griffo en l’absence d'une canne. Il répondit au salut de Tiki par un autre, plus bref et moins appuyé car sa jambe lui permettait difficilement de se baisser.

"Tiki ! Tu tombes bien, je voulais te parl…"

Il s'interrompit en entendant le ton de la jeune chasseur. Quelque chose n'allait pas. Ce n'était pas son genre de se conduire comme ça, elle était plus sûre d'elle d'habitude. Et pour qu'elle veuille lui parler, quelque chose de grave avait dû se produire. D'un geste, il désigna un tronc d'arbre un peu plus loin.

"Allons nous asseoir, nous serons plus à l'aise. Surtout si tu as besoin de temps."

Il attendit qu'elle s'y dirige pour la suivre, Petit-Nôrin restant à ses côtés pour le soutenir et calquant son pas sur celui un peu traînant du vieux chef.

Il atteignit finalement le tronc où il rejoignit la jeune chasseur. Elle avait définitivement quelque chose sur la conscience, elle en portait tous les signes. La voir comme ça était aussi nouveau que douloureux. Elle qui était toujours si fière, si forte… Il préféra ne pas la brusquer, la laissant prendre son temps. Si c'était tout ce dont elle avait besoin, il pouvait bien être patient. Même quand elle finit par s'expliquer, ce fut par des propos incohérents, décousus, dont il ne saisit pas vraiment le sens. A part que quelque chose s'était passé chez les Erechaï, quelque chose que son frère avait raconté à la chasseur et qui l'avait marquée. Quoi, ce n'était que ça ? Elle se sentait coupable pour ne pas avoir retransmit l'histoire de Kakku ? Il avait du mal à y croire. Puis elle lui tendit un dessin, qu'elle avait du gardé depuis son retour au clan, roulé en boule au fond d'une poche. Toujours sans un mot, il le déplia. Les premiers instants, il ne reconnut pas la créature représentée. Ou peut-être ne voulait-il simplement pas se souvenir. Mais la vérité finit par s'imposer. La marche. Les combats. Les démons volants. Alors que les souvenirs rejaillissaient, aussi nets et douloureux qu'au premier jour, sa main se crispa sur la feuille. Une monture de Zhäa, harnachée pour la guerre. Une nouvelle guerre.

"C'est très grave, finit-il par murmurer. Si vraiment une telle créature arpente actuellement l'Archipel…"

… Sans doute n'était-elle pas seule. Elle devait avoir un cavalier, au moins. Et sans doute de nombreuses bêtes similaires attendaient-elles quelque part, cachées. Et avec elle une légion se préparant à frapper encore le monde des Peuples, à le ravager au nom d'un dieu malveillant. Une nouvelle guerre se préparait.

"Nous savions, poursuivit-il, que ce jour viendrait. Notre adversaire était vaincu mais pas défait. Zhäa a continué d'exister même après la perte de ses guerriers. Il était inévitable qu'un jour, il s'en prenne à nouveau à nous. Mais de là à imaginer que ce jour soit si proche…"

En un sens, peut-être cela valait-il mieux. Aujourd'hui le monde était remis de son premier combat contre Zhäa. Les Okanakis avaient reconstitués leurs clans, les Mésorians avaient rebatis leurs murailles. Une nouvelle génération de chasseurs, d'Elites ou d'Escortes était née, prête à affronter tous les adversaires. La plaie creusée par la Marche de Zhäa était refermée, mais la cicatrice demeurait. Les récits de ces dures batailles étaient encore racontés par les conteurs, étudiés par les érudits. Des anciens ayant vécus la Marche, comme lui-même, vivaient encore pour en témoigner. Et si le dieu voulait attaquer à nouveau, cette fois il trouverait un Archipel prêt. Le chef ferma les yeux et serra le dessin contre son torse. Oui, c'était peut-être mieux… Mais les souvenirs restaient.

"Tiki… Je voudrais être seul un instant. J'ai besoin de réfléchir. Mais bientôt, j'aurais à te parler. A toi et à tout le clan."

Et ce fut tout. Pas de colère, pas de remontrance, pas non plus de remerciement ou de félicitations pour avoir eue le courage de venir à lui. Juste le silence alors que Matoskah essayait de résister au chagrin et à la peur.

Prenant appui sur son vieil ami, Matoskah se leva et se mis à marcher, le dessin encore à la main. A chaque pas la douleur explosait dans sa jambe, lui arrachant des grimaces, mais il n'aurait pas voulu qu'il en soit autrement. La douleur le gardait lucide, elle le ramenait à la réalité et lui évitait de se perdre dans ses souvenirs. Il fallait qu'il pense à la suite, à la façon dont le clan se préparerait à cette crise. Alerter tout le monde ne servirait à rien, pas tout de suite. Ça ne suffirait qu'à les effrayer, et il n'avait pas besoin de composer avec une vague de panique maintenant. D'autant que mettre tout le clan en état d'alerte ne servirait à rien. Garder les chasseurs au camp, faire des patrouilles… Ces mesures n'étaient viables qu'à court terme, pour se défendre contre un ennemi déjà présent. Mais rien ne permettait de savoir quand les forces de Zhäa allaient frapper. Dans quelques jours ? Dans une saison ? Dans une année ? Le clan ne pourrait jamais tenir aussi longtemps en vivant dans la crainte. Ils finiraient par manquer de vivres si les chasseurs ne chassaient plus. Et le désespoir finirait par tous les saisir. Le mieux était encore de poursuivre comme avant, de toujours être près à chaque éventualité. Mais pas question pour autant de faire comme si de rien n'était. La priorité était de répandre la nouvelle, et pas seulement aux autres clans. Pendant la Marche, c'étaient les Mésorians et les Torkos qui avaient mené les combats au sol, protégeant les populations à l'intérieur de leurs murs. Si Zhäa revenait, leur aide serait nécessaire. Déménager le camp sur un nouveau site, plus proche des territoires mésorians, pouvait également être une bonne idée. Il faudrait aussi s'assurer de toujours avoir des réserves conséquentes. Nourritures, fourrures, bois, armes, et tout ce dont le clan pourrait avoir besoin pour vivre. C'était normalement toujours le cas, donc il n'aurait pas besoin de prévenir qui que ce soit au sein du clan. Il devrait bien leur en parler, bien sûr, et le plus tôt serait le mieux. Il lui faudrait trouver les mots bien sûr, mais il était hors de question de leur mentir et de garder ça pour lui. Parce qu'un jour viendrait inévitablement où ils apprendraient la vérité. Et si ce jour là ils découvraient que leur chef savait mais n'avait rien fait, comment pourraient-ils avoir encore confiance en lui ?

Il passa la journée à y réfléchir. La journée et la nuit. Bien sur il avait d'autres tâches dont il devait s’acquitter, mais pas un instant la créature ne quitta ses pensées. Plusieurs personnes lui firent d'ailleurs remarquer qu'il avait l'air ailleurs. Il fallut attendre le lendemain matin pour qu'il se décide à agir, et plusieurs jours pour que les chasseurs soient tous revenus et que le clan soit réuni au complet. Une cinquantaine d'okanakis, tous curieux et un peu inquiets de savoir ce que le vieux chef avait de si important à dire. Celui-ci se tenait au centre du cercle, sujet de toute l'attention. Il se racla la gorge, puis commença.

"J'ai une triste nouvelle à vous annoncer. Mais avant d'aller plus loin, je veux que vous me promettiez tous de rester calme, car il nous faudra tous rester lucides et réfléchis. Tous ici vous avez entendu les histoires sur ces jours funeste,s les plus anciens d'entre nous – il se frappa la poitrine – les ont même vécus. La marche de Zhäa. Nous pensions alors qu'il n'y avait pas d'espoir, et pourtant nous avons triomphé. Notre adversaire a été vaincu. Mais pas défait. Les preuves collectées par nos alliés du clan Ereshaï sont formelles, Zhäa va revenir. Il rassemble à nouveau des troupes, se prépare à une nouvelle bataille. Mais cette fois il n'est pas question de se laisser faire ! Cette fois, nous serons prêts ! Il est impossible de dire quand la bataille aura lieu. Dans un jour, un cycle, une saison ou des années. Mais nous l'attendrons. Et plus important que tout, nous profiterons du répit qu'il nous offre ! Nous ne céderons pas à la panique, à la précipitation ou au désespoir, car ça ne ferait que servir son orgueil. Zhäa ne mérite pas que nous lui sacrifions notre bonheur !"