Victoirine ne se souvenait plus s'être endormie. Elle avait dû se laisser envahir par le sommeil par inadvertance. Elle avait dû s'asseoir quelque part, pour reprendre son souffle tandis qu'elle soignait depuis des heures un afflux de réfugiés, de chasseurs okanakis et de soldats mésorians. La situation n'avait rien d'exceptionnel, à dire vrai. Soigner les victimes des fanatiques de Zhäa était devenu le quotidien des prêtresses hyrannes. Victoirine ne faisait pas exception. Elle avait dû fermer les yeux une poignée de secondes, juste une poignée de secondes, pour pouvoir oublier momentanément la fatigue. Cette fatigue à la fois physique et nerveuse, commune à tous ceux qui avaient juré de résister à l'ennemi.

Elle ne reconnaissait pas ce qui l'entourait, ni ceux qui l'entouraient. Avec curiosité d'abord, Victoirine observa l'environnement végétal qui ne répondait pas aux logiques qu'elle lui connaissait. Elle ne ressentait aucune crainte pour le moment, se laissant baigner par l'atmosphère onirique de l'endroit. Cela ressemblait aux songes de son existence d'élue, lorsque la Déesse Hygérie venait caresser de son aile sa conscience aux portes d'un monde fantasmé et éveillé. Elle prit conscience, cependant, que l'ambiance était différente de ses songes d'autrefois. Alourdie en quelque sorte. Et comme elle réalisait qu'elle n'était pas la seule arpenteuse de rêve - alors même qu'elle voyait pourtant d'autres personnes autour d'elle depuis un moment, sans prendre conscience pour autant de leur présence - l'hyranne eut l'impression de découvrir l'endroit sous un autre angle. La curiosité reflua pour laisser place à l'inquiétude. Était-ce seulement un rêve ? Maintenant qu'elle y prenait garde, elle avait l'impression que les sensations étaient plus réelles que dans les songes déployés par Hygérie. Ou était-ce son imagination ? Elle voulut poser sa main sur la poignée de son épée, acquise après la trahison de la Griffe en dépit de toutes les règles éthiques et morales de son peuple. Sentir l'arme à son flanc et enserrer la poignée, un contact réconfortant qui s'était substitué aux caresses qu'elle donnait autrefois à sa chienne... mais l'épée n'était plus là. Victoirine se sentit vulnérable comme au temps où elle avait été incapable de sauver ses soeurs, de sauver Amaryllis, et cela déclencha une vague de peur dans tout son être.

La peur se propagea rapidement parmi les rangs désordonnés « des rêveurs », comme continuait de les appeler mentalement la prêtresse - à défaut de leur trouver une autre appellation, de savoir qui ils étaient vraiment et où ils étaient vraiment. Comme tous les autres, la jeune femme sentit sa nuque picoter, ses poils se hérisser... une seconde ou deux avant que les premiers rêveurs ne se fassent engloutir par une ombre. Masse informe et menaçante qui semblait décidée à tout annihiler sur son passage. La peur continua de grandir chez la prêtresse, et elle se mit à courir en direction opposée des ténèbres. Sans réfléchir. Seulement guidée par un instinct de survie primitif, qui entra en contradiction avec sa volonté de sauver les autres rêveurs. Son coeur de prêtresse battait la chamade, mêlant la peur animale de disparaître dans le néant et le désespoir de ne pouvoir s'arrêter pour aider les autres, au risque d'être engloutie toute entière.

Le goût du sang remontait dans sa gorge. Ses poumons semblaient prisonniers d'un incendie. Mais l'hyranne continuait de courir, de perdre haleine dans cette course folle, se demandant quand ce cauchemar s'arrêterait-il. Cesserait-il quand elle aurait été engloutie par les ténèbres ? Elle serpenta à travers les arbres et les plantes, cherchant à semer l'ombre qui se rapprochait parfois dangereusement et l'obligeait à obliquer dans telle ou telle direction. Et puis, soudain, une clairière.

Quatre personnes émergèrent à ses côtés. Dont deux visages familiers, que la prêtresse observa à peine, absorbée par la confusion de ses pensées et l'attraction qu'elle ressentit soudain pour la pyramide inversée. Ellhrann et Khalee n'étaient pas réels. Ils ne pouvaient pas l'être. Pourquoi eux ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi ici ? Cela ne pouvait être autre chose qu'un rêve.

Sans réfléchir, sans poser de question aux autres rêveurs survivants, ni même attendre qu'on lui en pose, Victoirine décida d'avancer vers la pyramide, paumes marquées face à la construction. L'hyranne s'immobilisa lorsqu'elle sentit contre ses mains une matière parfaitement lisse, ni chaude ni froide, qui ne ressemblait à aucune autre.  

Spoiler:

C’est par des jacassements intempestifs que la sang-perdu fut réveillée. Se redressant sans constater d’abord où elle était, la tête encore dans le gaz, elle se passa une main lascive sur le visage.

Ellhrann, si cette truie n’arrête pas de brailler c’est moi qui vais la faire taire, avait-elle maugréé.

Et le silence revint comme par magie. Etrange. Plus étrange encore, de nouveaux cris résonnèrent avant d’être étouffés à leur tour. Khalee sursauta, et une fois les yeux bien ouverts, put apercevoir plusieurs personnes courir droit vers elle, les plus éloignées disparaissant dans une espèce d’ombre qui se propageait rapidement. Son instinct lui souffla d’abord de se relever, puis lui hurla de se mettre à courir à son tour en voyant une nouvelle personne se faire engloutir par le néant.

Elle avait clairement l’impression d’être en plein cauchemar, et plus encore, ce rêve macabre n’avait rien de sensé. Mais bien réveillée ou profondément endormie dans lit où elle s’était couchée la veille, elle ne tenait pas à savoir ce qu’il se passerait si elle s’arrêtait.

À aucun moment elle ne se retourna, filant aussi vite qu’elle le pouvait. Ce n’est que lorsqu’elle reconnut les traits d’Ellhrann qu’elle lui hurla sans s’arrêter :

Cours ! Ne t’arrête surtout pas !

D’autres s’étaient joints à leur fuite, et quand ils arrivèrent dans la clairière, après avoir compris que l’ombre n’irait pas plus loin, ils n’étaient plus que quatre. La jeune femme en profita d’abord pour reprendre son souffle. Elle constata alors qu’elle était en tenue légère, short et débardeur de lin, et qu’Ellhrann était lui aussi dans son plus simple apparat. Et que Victoirine était dans le même état qu’eux. Victoirine ?? Et c’était quoi cette foutue pyramide à l’envers en plein milieu ? Khalee lança un regard atterré à Ellhrann qui héla la prêtresse.

La sang-perdu soupira, et sans attendre de voir ce que l’hyranne projetait de faire en s’approchant de la structure, elle se mit pour sa part à en faire tout le tour pour essayer de trouver n’importe quoi qui pourrait ressembler de près ou de loin à une arme. Mais une fois son tour achevé, elle ne trouva qu’un maudit caillou, qu’elle lança de rage dans la pénombre les entourant.

Est-ce que quelqu’un a une foutue idée de ce qu’on fout ici et de ce qu’il se passe ?! finit-elle par demander.

Et vous là, vous êtes qui bordel ? interpella-t-elle les deux autres personnages qu’elle ne connaissait définitivement pas.

Spoiler:

Les évènements s'enchaînèrent beaucoup trop vite pour la conscience de la prêtresse. Comme un appel lointain, elle entendit la voix d'Ellhrann retentir dans son dos, sans vraiment réussir à y prêter attention. Du coin de l'oeil, elle vit la silhouette athlétique de Khaleera se mettre en mouvement. Elle n'aperçut qu'au dernier moment les deux autres rêveurs inconnus, se demandant comment elle avait pu passer à côté d'eux sans les remarquer plus tôt. Ses paumes s'étaient déjà posées sur la surface lisse et inconnue, sans chaleur ni froideur, tandis que la réflexion mourait dans son esprit. Victoirine se sentit alors comme aspirée à l'intérieur de la pyramide... tout en ayant l'impression de ne pas bouger. La sensation était étrange, perturbante, le tout accentué par le fait qu'ils se retrouvaient désormais à l'intérieur d'une pièce d'un blanc éclatant. L'hyranne plissa les yeux, éblouie et nauséeuse à cause de la sensation précédente, et sentit un léger vertige la prendre. Elle plaça une main sur son front par réflexe, chancela un instant, puis retrouva ses appuis. Le malaise semblait être déjà évaporé.

Victoirine lança un regard autour d'elle et vit que les quatre autres rêveurs étaient avec elle dans la pièce. Confuse et perdue, la jeune femme ressentit comme un contrecoup à retardement, émergeant seulement à cet instant d'un brouillard de pensées diffuses. Elle prenait conscience seulement maintenant qu'elle n'était pas dans un rêve et que les autres personnes n'étaient pas le produit de son imagination. Elle accrocha Ellhrann et Khaleera d'un regard déconcerté, confus et embrouillé, et chercha à se rapprocher d'eux.

– Où est-ce qu'on est ? Vous n'êtes pas blessés ? demanda-t-elle à brûle-pourpoint, comme une réminiscence des priorités d'une prêtresse hyranne.  

La jeune femme avait beaucoup de mal à réaliser la gravité de la situation. Qui lui paraissait grotesque et incohérente. Se retrouver dans un monde onirique, inconnu et ne répondant pas à leur logique, c'était déjà une chose. Mais se retrouver dans cette situation avec les deux personnes avec qui elle avait voyagé, appris à se battre, avec qui elle avait tissé des liens pendant plusieurs mois... des liens que seule une quête commune de vengeance pouvait avoir développé... Se retrouver dans cet endroit avec eux, alors qu'ils avaient fini par se séparer quand Victoirine avait décidé qu'il était temps pour elle de tourner la page d'un chapitre affreux de son histoire, c'était tout bonnement improbable. Victoirine ne prêta guère attention à la Torkos partie frapper les murs, et encore moins au Mésorian qui se montrait discret, encore sonnée par l'étrangeté de ce qu'ils vivaient. Elle ne croyait pas qu'ils étaient morts, contrairement à la Torkos, mais elle n'avait pas le courage de rentrer dans un débat là-dessus. Mais le plus bizarre ne s'était pas encore produit...

La prêtresse sursauta lorsqu'elle remarqua la... masse ? silhouette ? L'espèce de chose informe qui se tenait dans l'angle de la pièce. Son cœur se mit à cogner plus fort dans sa poitrine. Elle était sûre qu'il n'y avait rien à cet endroit, deux secondes plus tôt ! Elle l'aurait forcément vu ! Tout le monde l'aurait vu !

– Bordel, c'est quoi ce truc ?!

Instinctivement, Victoirine se sentit en danger. Menacée par cette chose informe, innommable, qui défiait la réalité qu'elle connaissait. Puis la chose, ou la créature, leur parla. En termes très courtois. La situation devenait plus improbable de minutes en minutes. Et la peur s'insinuait dans les veines de la prêtresse, alors même que les paroles de la créature auraient dû la rassurer. Elle se sentait complètement dépassée. Elle lança un regard désespéré à ses deux anciens protecteurs, puis aux deux étrangers, pour essayer de se raccrocher à quelqu'un qui aurait plus de sang-froid qu'elle. Les contours de la chose-créature se brouillèrent - du moins, c'est comme ça que l'aurait expliqué Victoirine - et son apparence se modifia pour avoir l'air un peu plus humanoïde. Cela ne rassurait toujours pas l'hyranne, qui ne voyait qu'une chose inconnue et potentiellement dangereuse, capable de moduler sa forme. Pourtant, la voix qui leur parvenait était calme et apaisante, imprégnée d'une grande courtoisie, qui rendait la situation encore plus bizarre qu'elle ne l'était déjà.

Les paroles de la chose-créature étaient nébuleuses, et Victoirine avait du mal à rester concentrée. Un plan d'existence différent ? Qu'est-ce que cela voulait dire ? Étaient-ils dans le monde des dieux, est-ce cela que voulait dire la chose-créature ? Deux questions ? Pourquoi pas plus ? Et deux questions sur quoi ? Victoirine avait des dizaines de questions en réserve ! Et chaque autre rêveur en avait probablement tout autant, si ce n'est plus !
Mais les dernières paroles résonnèrent différemment à l'oreille de la prêtresse : « votre présence ici et probablement la raison pour laquelle vous avez vu le jour. »

– Attendez... Vous êtes en train de dire que notre vie, notre existence, n'a été créée que dans l'unique objectif que nous puissions vivre cet instant précis ?

Dans son regard, les autres rêveurs pouvaient lire la confusion, la peur... et une certaine forme d'incrédulité. Elle observa ses deux anciens compagnons de route, comme pour obtenir leur avis sur la question.

Spoiler:

À peine le temps de réaliser vraiment, à peine le temps de se retrouver, que déjà ils étaient « transportés » de nouveau. Ce fut rapide, et étrange à la fois. D’un coup d’un seul, ils se retrouvèrent comme aspirés par la pyramide inversée, pour se retrouver – supposément – à l’intérieur de cette dernière.
Les regards s’échangèrent, l’incompréhension aussi, et davantage lorsqu’une étrange forme émergea d’on ne savait où.

La sang perdue eut pour sa part le réflexe de reculer un peu tout en restant de front face à la silhouette. Très vite, l’entité formula de mystérieuses explications quant à leur présence ici. D’ailleurs, où étaient-ils exactement ? C’était quoi ce délire de plan d’existence ?
Silencieusement, le poing de la jeune femme s’était serré. Tout ça n’était qu’une nouvelle mascarade ridicule. Si ce que le difforme prétendait était vrai, alors les questions ne servaient à rien. Autant être bref et leur dire ce qu’ils devaient faire !

Je commence sérieusement à en avoir ras-le-cul d’être mêlée à des histoires qui nous dépassent… murmura-t-elle pour elle-même.

Elle laissa échapper un long sous la caresse encourageante d’Ellhrann, et s’ajusta aux côtés de Victoirine, glissant ses doigts fins en guise de soutien concret. Car c’est ce qui leur manquait ici, du concret !
Elle écouta chacun énoncer ses questions.

Pour ma part, je n’ai qu’une question : qu’est-ce qu’on doit faire ?

Elle se fichait bien de savoir ce qu’ils avaient réellement en face d’eux, tout comme elle se foutait de savoir où ils étaient. Ils étaient là pour agir, n’est-ce pas ? Alors qu’on leur donne des directives afin qu’ils en terminent au plus vite et que chacun puisse repartir !