J'ai rompu tous les liens avec ma famille. Je n'ai plus aucun contact ni avec mes frères et sœurs ni avec mes parents. L'aîné aura récupéré le commerce familial, le second embrassé une carrière militaire et ma sœur, elle, aura certainement fait un bon mariage. C'est une famille bourgeoise sans histoire. Nous n'avons plus de contact, fort heureusement. Je n'ose pas imaginer leur déception en apprenant le rejet d'Hygérie et ma nouvelle vie. C'est à milles lieux du destin qu'ils m'avaient imaginé.

Je m'entend bien avec les hommes à bord. Une sorte de respect mutuel s'est établi. Je m'occupe de leur bien être et ils respectent un semblant d'intimité sur cet espace clos. Je n'ai jamais eu à m'en plaindre. Ce sont des hommes discrets sur mon passé et jovials. J'aime bien passer quelques soirées à leurs côtés, les écouter parler et chanter.

Le capitaine est ce qui se rapprocherait le plus d'un ami. Bien entendu, il ne connaît pas grand chose de mon passé. Par respect, je n'ai pas cherché à en apprendre davantage sur le sien. Nous nous entendons bien. Je m'intéresse à ses compétentes de navigateur et lui aux miennes en médecine. Nous discutons certains soirs de telles ou telles lectures, de notre dernière escales, divers sujets, etc.

Fille cadette d'une bourgeoise famille tu naîtras. Prêtresse tu deviendras.

Belle maxime que voilà. Elle aurait pu résumer ma destinée, tracée sous le signe d'Hygérie. Suivant deux frères et une sœur de quelques années, née au sein d'une famille bourgeoise à la réputation honnête, je fus donc toute désignée pour rejoindre les ordres d'Hygérie pour mon douzième anniversaire. Élevée au sein d'une famille aimante, je baignais dans une atmosphère douce et calme veillant à faire de moi une enfant soigneusement éduquée et parfaitement dévouée à sa future cause. Je me révélais d'une nature généreuse et curieuse, ouverte aux autres, je n'hésitais pas à donner sans compter. En quelques mots, j'étais toute désignée pour devenir une prêtresse hyranne.

Et il en fut ainsi. Une fois le douzième anniversaire souhaité, je quittais ma famille sans trop d'émoi, impatiente d'embrasser l'avenir qui m'attendait. Studieuse et dévouée, je me révélais excellente. Pour le plus grand bonheur de mes préceptrices bien évidemment. Et puisque j'étais d'une nature particulièrement curieuse, j'essayais de me cultiver au maximum. Je ne pouvais limiter les frontières de mon savoir à celle de notre école. Je brûlais de découvrir le monde, le parcourir en accomplissant mon devoir. Je voulais apprendre davantage. Mais pour cela il me fallut attendre une dizaine d'années supplémentaires.

Marquée par Hygérie, le cœur remplis de vertus et d'espoir, je quittais enfin ma formation pour me lancer dans ma nouvelle existence. Un voyage sans fin tourné vers l'autre et le dénuement. L'esprit romanesque et l'imagination emplie d'histoires et de légendes, je m'y lançais à corps perdu. La plupart du temps, je voyageais accompagnée par quelques caravanes marchandes et ne restais guère plus d'un mois dans le même village. Issue d'une petite bourgade, je fuyais les grandes cités. Elles m’oppressaient, m'empêchaient de m'épanouir complètement. Car c'était seulement sur les chemins que je me sentais réellement vivre ; prête à voir surgir devant moi une nouvelle aventure.

Et combien je ne fus pas déçue ! Cela faisait à peine deux ans que j'exerçais sous le statut de prêtresse ; je voyageais une nouvelle en compagnie d'une caravane de marchand. Nous étions escortés par deux mercenaires jusqu'à la prochaine grande cité. Hélas, malgré leur vaillance et leur ténacité au combat, ils tombèrent sous les assauts de quelques bandits. La plupart d'entre nous moururent sous l'attaque, d'autres survécurent bien que blessés. Les esclaves torkos furent épargnés,  ayant encore une valeur marchande sûre. Les plus gravement blessés achevés ou laissés pour morts. Quant à moi, grièvement blessée au flanc, je n'attendais pas moins de mon sort.

En temps que prêtresse, je devais sans doute représenter quelques utilités à leur yeux puisqu'ils m'emmenèrent avec les esclaves. Je me remis lentement de la blessure, soignant tant bien que mal celles de mes compagnons d'infortunes. Souvent, je me rattachais à l'unique certitude qui me restait : ma foi. Chacune de mes prières étaient adressée à un nouveau lendemain, priant pour que le mal et la souffrances qui suintaient de cette terre disparaissent. A mon grand désarroi, j'appris que ma condition ne prêtresse n'était pas l'unique raison de ma valeur aux yeux de ces mercenaires.

Violée et souillée, j'errais avec eux sans pouvoir offrir la moindre résistance. Oh ces hommes en riaient, me présentant leur arme avec dédain. Ils n'ignoraient pas que j'étais bien tenue de ne pas les utiliser. Tuer m'était interdit. Mon serment me dérobait toute vengeance. Hélas, j'étais jeune et mon esprit faible. Avec le désespoir, la foi se dispersa bien vite. Je ne pouvais plus voir de beauté dans ce monde. Tout me semblait noirceur et ténèbres. Mes prières s'étaient muées en quelques rituels obscurs. Chaque nuit, j'embrassais la mort dans mes bras, la priant de me prendre tandis que ces hommes me violaient.

J'avais toujours eu en horreur la violence. La mort ne m'effrayait guère, elle faisait partie de mon quotidien. En revanche, la cruauté m'était alors totalement inconnue auparavant. J'appris la noirceur des âmes et ce qu'elle pouvait nous faire accomplir.

Surtout, ne croyez pas ces prêcheurs de bonne parole qui vous affirment que donner la mort est un acte sans retour. Prendre une vie est d'une facilité déconcertante. Et l'on éprouve rien, absolument rien.

Une nuit, je tuai l'un de mes geôliers. Une simple fourchette eut raison de lui. Je vous épargne les autres détails. Je vous l'ai dit, donner la mort n'est pas aussi difficile qu'on nous le raconte. Rompant alors avec tous les préceptes qui avaient guidé ma vie, je tuais et fuyait aussitôt. J'errais des jours dans cette forêt, courant tant que je le pouvais encore. Ignorant la faim et le sommeil, je continuais de fuir ; craignant jusqu'à mon ombre. Je crois que je n'avais guère plus rien d'humain à ces instants. Je me contentais simplement de survivre.

Les souvenirs de cette fuite demeurent floue. Lorsque je tente de me les remémorer, j'ai l'impression de les contempler à travers une vitre sale et endommagée. Les formes m’apparaissent floue, abstraites. Je crois tout simplement que mon esprit cherche à les chasser. Ces souvenirs n'en valent pas la peine.

Le récit continue se poursuit dans un petit bourg côtier. Mes précédents souvenirs remonte à une forêt sombre alors j'ignore comment j’atterris sur cette plage désolée. Des pêcheurs me trouvèrent inconsciente, la peau à moitié rongée par le sel. Les semaines s'écoulèrent lentement, signant ma convalescence. Les habitants, bien leur en fut, restèrent discrets et ne me posèrent que très peu de question sur mon passé. Nul ne pouvait pourtant ignorer la marque sur ma main. Cette dernière s'était d'ailleurs estompée comme si la mer avait tenté de m'en débarrasser. Je savais pertinemment ce que cela signifiait. Les villageois me considèrent cependant comme une prêtresse et je les assistais à la hauteur de mes connaissances. Si mon don me faisait défaut, mon savoir lui me permettait d'exercer une médecine suffisante.

Ainsi, je menais une vie de prêtresse déchue, tentant de rassembler les derniers lambeaux de dignité et d'espoir qui me restaient. Les âmes bienveillantes qui m'avaient recueillie me permirent de me reconstruire de nouveau. Ils m'aidèrent à retrouver foi et conviction dans la vie. Je l'acceptais comme un présent inestimable bien que je demeurais encore incapable d'y contempler la beauté. J'éprouvai un vide insondable au fond de moi, il me manquait cette étincelle de vie pour à nouveau m'épanouir. Lorsque j'avais du temps libre, je fuyais l'activité du village pour retrouver la quiétude des falaises. J'y passais des heures, contemplant la mer infinie. Issue des terres, je n'avais jamais eu l'occasion de la contempler enfant.

Parfois, je songeais à mon passé. J'avais encore la possibilité de rejoindre, retourner auprès de ma famille. Cependant, je portais encore ma déchéance comme une honte et je ne voulais la partager avec mes parents. Je ne pouvais accepter leur déception.

Je demeurais là, entre deux eaux, pendant quelques mois encore. Ma convalescence était terminée depuis longtemps. Le village m'avait acceptée sans plus de cérémonie. Pourtant, je n'y trouvais guère ma place. Ce fut au cours d'un voyage vers le port marchand le plus proche que je découvrais enfin ma véritable destinée.

Le couple de villageois ne restait dans la cité portuaire que deux jours afin de commercer seulement. Ne pouvant guère aider dans les marchandages et mue par quelques désirs inexplicables, Aurah décida de rejoindre la maison d'Hygérie la plus proche. Sa honte avait assez duré. Il était temps de l'affronter. Les prêtresses l'accueillirent avec bienveillance. Pour la première fois, la jeune femme ses fautes, se retournant vers mon passé. Elle leur compta le vide qui s'était introduit en elle. Silencieuses et compréhensives, les prêtresses ne lui apportèrent hélas aucune solution. Hygérie l'avait repoussée mais la vie s'offrait encore à elle. Elle devait simplement trouver sa propre voie.

Dépitée, désœuvrée, Aurah errait sur les quais marchands. Deux hommes portant un lourd chargement passèrent devant la jeune femme sans qu'elle les vit. Elle les contemplai le regard vide. Soudain, l'un d'eux trébucha et lâcha la caisse. Mue par un instinct inexplicable, elle alla au devant du marin. Il s'était simplement tordu la cheville. D'une main experte, elle tâta les lésions et la remit en place tandis que d'une voix calme et douce elle le rassurait. Ignorant les regards que l'on posait sur elle, la jeune femme répondait par un simple sourire aux remerciement du marin.

- J'ai besoin de bandages pour te fabriquer une attelle, finit-elle par déclarer. Elle releva les yeux. [color:87f1=#darkslategrey]Tu pourras marcher.

- Ce n'est donc pas une si mauvaise nouvelle, répondit une voix inconnue au dessus d'elle.

Aurah leva les yeux, surprise. Absorbée par les soins, elle n'avait entendu l'homme s'approcher. Elle le contempla sans un mot, ne sachant à qui elle s'adressait. Son regard revint sur le marin blessé.

- Cela dépend pour qui, sans bandage, je ne peux rien faire, rétorqua-t-elle sur la défensive.

Aurah avait conscience de sa dureté. Avoir été ainsi prise au dépourvu la rendait irrémédiablement méfiante. Certaines habitudes seraient bien dures à perdre. L'homme sourit. Le marin, quant à lui, demeurait interdit. Aurah nota le trouble dans le regard de celui-ci sans en deviner la raison.

- Alors, aide-moi à le monter sur le navire, j'ai ce qu'il faut en cabine.

La jeune femme n'y trouva rien à redire. L'homme était certes autoritaire mais il leur venait en aide. Elle aida le marin à se relever et ils l'escortèrent jusque sur le pont puis dans la cabine, le tout sous les regards attentifs des marins à bord. L'homme ferma la porte derrière eux tandis qu'Aurah s'occupait de bander la cheville avec le nécessaire. Une fois le travail terminé, le marin se releva et s'en fut avec un dernier remerciement, visiblement gêné. La jeune femme s'apprêtait à en faire autant lorsque l'homme lui barra la sortie. Elle se crispa aussitôt, prête au pire et le fixa avec un regard noir. Il souriait toujours, de ce sourire aimable et paisible.

- Merci d'avoir aidé cet homme, il fait partie de mon équipage. Nous aurions bien été embêté sans votre aide.

Aurah écarquilla les yeux, réalisant petit à petit à qui elle avait affaire. Ils étaient d'ailleurs dans les appartements du capitaine. La jeune femme comprit alors la gêne qu'avait éprouvé le marin pendant toute la scène. Elle se décontracta légèrement et se permit un sourire triste. Elle haussa les épaules, l'air détaché.

- Je n'ai fais que mon devoir.

A ces mots, elle avait instinctivement caché la marque sur le dos de sa main. Attentif, le capitaine n'avait pu manquer le geste.

- Nous aurions bien besoin d'un médecin à bord, cela nous éviterait bien des désagréments lors des longs séjours.

Aurah planta son regard dans celui du capitaine. Son visage était dur, déterminé. Elle fronçait légèrement les sourcils.

- Ça vous irait si ce médecin était une femme ?

Le capitaine la toisa avec un sourire amusé. Il la jaugea rapidement, insistant un peu trop sur les formes de la jeune femme à son goût. Elle lui renvoya un regard agacé, attendant toujours sa réponse.

- C'est pas facile la vie à bord, vous savez. Vous verrez des choses pénibles. Faudra accepter ce qu'on vous dit de faire sans histoire. Vous vivrez sans espace ni intimité aucune.

L'affaire était conclue.

J'avais enfin trouvé ma voie. Fuyant les terreurs qui m'enchaînaient à ces terres, je devais rejoindre les infinités marines. Voyager au grès des vents, sans attache. Oh n'allez pas croire que je suis de ces gens névrosés et dépressifs qui fuient la réalité. Non, ces matins pluvieux sous la bruines marines sont bien réels. Ils sont la raison de mes rares sourires.