Il semblerait que Rosemary soit seule au monde et ce depuis un moment. Tout le monde la connaît plus ou moins sur le port et personne n'a jamais entendu parler d'un frère, d'une soeur ou même d'une famille. C'est d'ailleurs assez étrange... Comme si elle sortait de nulle part et était apparu un beau matin, libre de toute attache ! Alors parfois, les vieux matelots lorgnent sur son épée, persuadés qu'elle cache un lourd secret familial, d'autre fois on tente de percevoir dans ses traits une familiarité avec un autre visage... Et parfois, on abandonne simplement en se disant que si elle est arrivée jusque là, c'est toute seule comme une grande !

"Vous partirez longtemps ?"
"Mais non ma chérie..."
L'homme s'agenouilla devant l'adolescente et passa sa main dans ses cheveux blonds : elle avait hérité cela de sa mère, tout comme l'ensemble de sa fratrie, et il adorait retrouver sa femme sur chaque petit visage.
" C'est l'affaire de deux ou trois jours, rassure-toi. Nous serons vite de retour. En attendant, sois sage : je compte sur toi."

La fillette hocha la tête, retenant ses larmes. Malgré ses nombreuses récriminations, seuls ses deux grands frères avaient eu le droit d'accompagner ses parents dans cette mission commerciale. Son père espérait développer un marché intéressant avec un partenaire commercial d'Epieux, et ce juteux contrat lui assurerait plusieurs années de profit. Il avait jugé bon d'emmener ses deux fils : bientôt adultes, ces deux gaillards seraient amenés un jour à travailler avec lui et ils comptaient les former le plus tôt possible. Ils n'auraient pas deux fois l'occasion de voir comment on formait une alliance commerciale !
Mais Rosemary était trop petite pour venir et il avait décidé de la laisser entre les mains expertes de la seule domestique qu'ils avaient, Helen. Elle n'était guère finaude, mais ce n'était que l'affaire de quelques jours...

Mais ces quelques jours devinrent une lune. Puis deux... Puis une saison entière.
Il devint évident qu'il y avait eu un problème, et l'un des fournisseurs de Dickson signala son absence aux autorités. Nulle trace du bateau, et encore moins de l'équipage. C'était comme s'ils s'étaient volatilisés, probablement englouti par une vague un peu trop violente lors d'une des nombreuses tempêtes qui agitaient l'océan...
Ou peut-être avait-il fui ses créanciers ? Qui sait, tout le monde savait que Dickson avait de nombreuses dettes et qu'il était à deux doigts de la banqueroute. Oui, mais... aurait-il laissé sa fille derrière lui ?

Un par un, les créanciers vinrent réclamer le paiement des dettes. Peu à peu, les maigres ressources que Dickson avait mis de côté fondirent comme neige au soleil. Cela se joua entre les banquiers et les créanciers, directement. Et dans de telles transactions, il n'y avait pas de place pour penser à la gamine orpheline.

Helen partit un beau matin, emportant les quelques rares bijoux de Madame avec elle, abandonnant une fillette qui risquait de devenir un boulet pour l'avenir.
Et quand Rosemary se réveilla ce matin-là, elle comprit qu'elle atterrirait là où elle ne voulait surtout pas aller : l'orphelinat. Non pas par crainte, parce que les Mésorians avaient de très beaux orphelinats entretenus et respectueux des enfants... Mais parce que se retrouver là-bas reviendrait à accepter la mort de ses parents et de ses frères. A accepter l'inéluctable, l'évidence.
Ce à quoi elle ne pouvait pas se résoudre : elle en était sûre, quelque part, dans un endroit isolé de tous, se trouvaient sa famille, bel et bien en vie et attendant uniquement une mer plus clémente pour venir la chercher. Il n'y avait aucun doute là-dessus !

Alors la fillette s'enfuit et trouva refuge près du port. Personne ne trouva rien à redire quand elle prétendit avoir trois ans de plus et vouloir travailler : elle trouva rapidement un petit travail dans une vieille épicerie située prés du port. Chaque soir, elle se rendait sur les quais et interrogeait les marins : avait-on vu un bateau échoué ? Quelles îles pouvaient accueillir des naufragés ? Quelles étaient les nouvelles d'Epieux ? Comment se portait le commerce ? Avait-on entendu parler d'un nouvel associé venu de Belhovre ?
Autant de morceaux à ajouter au puzzle décousu de sa vie.

Le vieux Léopold se prit d'affection pour cette demoiselle à la langue acérée et à l'esprit vif : à force de la croiser, de lui parler, il finit par l'apprécier. Aussi décida-t-il de lui léguer la seule chose qu'il avait : son talent. Talent de voleur, talent de voyou, talent de bandit. Il lui apprit à faire les poches plus rapidement que les autres, à esquiver les questions gênantes pour obtenir les réponses qu'on voulait, à déguiser la vérité en mensonge et le mensonge en vérité... A se battre également, avec quelques bottes de base qu'elle maîtrisa rapidement.
Léopold lui ouvrit les portes d'un monde qu'elle ne soupçonnait pas, mais qui lui permettait soudain de vivre une vie plus trépidante, plus exaltante que tout ce qu'elle aurait pu imaginer.

A force de questionner les marins, elle finit par savoir énormément de choses sur un peu tout, et peu à peu, on vint de plus en plus la voir pour obtenir des réponses, connaître les dernières rumeurs ou encore les contrats murmurés sous le coude dans le fond des tavernes. Elle servit de point d'information, récoltant ça et là quelques piécettes pour ses aveux ou encore un repas chaud pour les rumeurs parfois extraordinaires qui ne se murmurent qu'entre deux bateaux, une fois que les marins sont bien éméchés.

Elle abandonna son travail à l'épicerie pour se consacrer uniquement à cela, préférant une vie entière d'instabilité contre l'espoir, mince et illusoire, qu'un jour, l'une des rumeurs qu'elle entendrait concernerait le retour miraculeux de sa famille.... venue exprés pour elle.