Eté 1632 : Chère Moi, Père ne m'a encore pas saluée ce matin. Ce n'est pas grave, je l'aime bien quand même. Mère n'a rien dit et ne m'a pas saluée non plus, malgré mon  assistance insistance. Fergal n'a plus le temps de jouer, alors je passe tout le temps avec Athran et mon Précepteur. Il m'aime bien, alors il m'apprend des choses « d'un niveau bien trop avancé pour une jeune... de votre âge ». Je me souviens plus du mot. C'est amusant, les chiffres, et les lettres, et l'histoire, aussi. Les bonnes manières, c'est moins drôle. Mais Mère me regarde méchamment quand je ne fais pas bien, alors j'apprends. Voilà, Moi.

Hiver 1635 : Chère Moi, Père rechigne toujours à s'intéresser à moi, de même que Mère. Athran se fait vieux et peine parfois à suivre. J'ai essayé en vain de convaincre la famille de l'affranchir, pour qu'il peut puisse rejoindre sa fille dans une ville libre. J'ai une Préceptrice, maintenant, qui m'apprend à développer ma culture de « femme du monde ». Je ne vois jamais personne. Je passe des heures à danser, et j'aime beaucoup ça. J'essaie de jouer avec Flavien, parfois, mais je me fais crier s'il était s censé agiter une épée de bois à la place. Père veut qu'il soit fort et grand et adroit comme Fergal, mais il est trop petit. Il pleure parfois. Je n'aime pas le voir comme ça. Voilà, Moi.

Eté 1639 : Chère Moi, Nous revenons tout juste du Festival d’Été d’Épieux. Père est très content d'avoir vu des combats, Mère approuve, comme à l'ordinaire. Je trouve ça de plus en plus triste, qu'elle semble si effacée devant lui, alors qu'elle a bien dû être une personne douée de raisonnement, à un moment ou à un autre de son existence. Je crois que le mariage fait des choses terribles aux gens. Finalement, j'en viens à espérer qu'on m'oublie le plus longtemps possible, je ne veux vraiment pas vivre ça.
J'ai rencontré une autre jeune fille, d'environ mon âge. Je l'ai trouvé jolie et aimable. Hier, j'ai rêvé de ses yeux verts. Je ne sais pas trop quoi en penser. Je ne comprends plus trop mes pensées. Mon corps change. Il grandit. Je n'aime pas ça. Fergal a changé, lui aussi. Il va bientôt entrer chez les Élites.
Je m'inquiète pour Flavien. Père continue à vouloir faire de lui un petit Fergal, un soldat, mais il n'est pas fait pour ça. Je vois qu'il en souffre, mais je ne peux rien faire. J'ai l'impression d'être un mur, ou un fantôme, tant on m'écoute quand je parle. C'est tellement frustrant. Je ne veux pas voir ça. Parfois, j'aimerais que nous soyons nés, Flavien et moi, dans une autre famille. J'ai peur pour lui. Alors j'essaie de l'aider comme je peux. Lui, au moins, me voit. Il aime jouer des mots, avec les mots, pour effacer les maux, peut-être, du quotidien. Et, vraiment, je crois que j'aime bien ça, enseigner... Voilà, Moi.

1642 : Fergal est mort. Je n'ai qu'à peine la force d'écrire tant je suis sidérée par la situation. Il vient de mourir alors même qu'il essayait de faire de Flavien ce que celui-ci n'a jamais voulu être. Et il a réussi à l'estropier, par-dessus le marché. A cause de leur obstination, il ne marchera plus jamais comme avant, j'ai entendu la Prêtresse le dire. Je n'ai réussi à m'arrêter de pleurer que le temps de leur dire, enfin, mon avis. Peut-être aurais-je dû le faire plus tôt. J'ai encore une fois eu l'impression d'être invisible. Comme à l'ordinaire. Je ne sais plus quoi faire.
La masse des problèmes semble s'accumuler. Fergal mort, Père va reporter l'entièreté de son attention sur Flavien, qui ne la souhaite pas. A côté de ça, j'ignore ce qu'ils ont en réserve pour moi. J'hésite de plus en plus à m'enfuir avec lui, loin d'eux et de leurs machinations. D'autant que... C'est ridicule, même à moi-même j'hésite à le dire... L'écrire, et que quelqu'un l'apprenne... Dois-je prendre le risque ? Ce sera mon secret, mais s'il est écrit, le sera-ce encore ? Je ne veux simplement pas me marier. Je ne crois pas pouvoir faire avec un homme. J'y ai beaucoup songé et...  je ne [Le reste est raturé de façon illisible]

Hiver 1642 : Chère Moi, Flavien est parti à son tour. Me voilà seule. Véritablement seule. Je ne suis même pas certaine qu'ils sachent que je sois là. Enfin si, bien sûr, cette fois, ils le savent. J'ai donné un des joyaux ardents de mon bracelet à Flavien. J'espère qu'il pensera à moi. Je ne lui en veux pas de vivre sa vie, mais j'espère qu'il en profitera, et qu'Hygérie le protègera. Père a beau avoir dit qu'il le reniait, il voulait le faire poursuivre. Les négociations ont été âpres. Pour la première fois, j'ai été entendue. Peut-être aurais-je préféré ne pas l'être. J'ai 19 ans, l'éducation et l'esprit pour devenir une bonne préceptrice chez de grandes familles, malgré la semi-honte que cela inspire à mes parents, et j'ai dû vendre mon corps pour protéger mon frère, le seul homme que j'aimerais jamais, je crois. Un mariage pour qu'il l'oublie, et réalise l'ambition de sa vie. Pour qu'il soigne sa déception d'avoir perdu son fils et de n'avoir plus qu'une fille sur les bras... Je ne sais pas si c'est cher payé ou non... Je déteste devoir lui mentir, premiers mots qui naîtront sous ma plume, celle qui souffrirait le fer encore chaud de l'alliance qui scelle mon destin. Le meilleur moyen qu'a trouvé Père pour avoir une Élite dans sa famille. Je devrai partir. Je logerai dans une caserne à l'autre bout de la ville, fort heureusement. Avec cet homme. Je prie Hygérie tous les jours pour qu'elle me donne la force de le supporter... Voilà, Moi

Été 1643 : Cher Flavien, Ta lettre a eu beaucoup de mal à me trouver, et pour cause. J'ai épousé Celis DEMESTRE, un Capitaine de la Garde, et j'ai dû partir vivre avec lui à la Caserne. Nous restons à Belhovre, mais j'habite désormais loin de la demeure familiale. C'est un homme gentil, mais j'ignore si tu l'apprécierais. Il est bien trop sérieux à ton goût, j'en ai peur ! Je suis finalement devenue Préceptrice. Mes lettres précédentes, je crois, ne t'ont pas trouvé. Vis ta vie, mon frère. Vis-la comme tu l'entends et aussi longtemps que tu réussiras à enchanter les oreilles d'Hygérie. Le monde est vaste et tu as un talent à partager. Je t'aime, ne l'oublie jamais...

Printemps 1650 : Cher Flavien. Mes dernières lettres, je crois, ne te sont pas parvenues. Je suis heureuse de savoir que tu te portes bien, et que tes voyages sont si passionnants, aux côtés de tes compagnons de route. Mère est mourante. Ce sont toutes les nouvelles que je peux te faire parvenir pour l'instant. Le billet est court, je sais, mais je n'ose trop en dire. J'espère qu'il te trouvera en pleine santé. Pense à me donner de tes nouvelles, petit chenapan. Je t'aime toujours autant. Raconte-moi une histoire nouvelle, que je te corrige comme au bon vieux temps. Voilà, Toi...