Le navire d’Hycar était l’un des seuls à appareiller à la brunante. La Torkos n’était pas une spécialiste en navigation mais doutait fortement qu’on puisse s’orienter sûrement dans le noir. Sa monture, qui semblait du même avis, butait à la limite du quai. Elle piétinait de ses sabots avants sur la passerelle, bronchait farouchement chaque fois que Svarnia tirait sur ses rênes pour la faire avancer. Un matelot vint pousser sur sa croupe pour la faire monter à bord et manqua de justesse une ruade qui aurait pu lui fracturer les deux tibias.

- Elle est pas commode cette canaille !

Sans blague. La jeune femme lança un coup d’œil impatient au marin et ils finirent par hisser Dhran sur le pont sans plus d’encombres. La jument écarta les quatre pattes en sentant tanguer l’embarcation de gauche à droite, de droite à gauche. L’affranchie tandis les rênes au matelot alors qu’Hycar venait vers elle, tout souriant.

- Élisabeth ! Je pensais que vous ne viendriez pas !
- Moi de même, grommela Svarnia qui se sentait absorbé dans un mélange d’énervement et d’excitation

Le départ était imminent. Les membres de l’équipage s’afféraient dans tous les sens, dénouaient les cordages, hissaient telles voiles et en rabaissaient d’autres. Il régnait à bord une fébrilité palpable et lorsque la jeune femme leva les yeux au ciel, elle se demanda si la température instable n’en n’était pas en partie responsable. Il avait fait gris toute la journée, le vent s’était levé et une lumière plus rouge que sang irradiait d’entre les nuages noirs. Cette voûte avait tout l’air d’une vision apocalyptique. Le Capitaine vint lui agiter son rat mort sous le nez, se balançant d’une jambe à l’autre comme le ballottement de son bateau.

- Il est temps Maria, déclara-t-il sur un ton cérémonieux en lui ouvrant la trappe de la cave, je vous souhaite un bon séjour dans vos appartements !

Quand il faut y aller… elle descendit quelques barreaux de l’échelle et l’écoutille se referma bruyamment au dessus de sa tête, la plongeant dans un couloir sombre et humide. Les grincements de la coque lui parvenaient ici comme des complaintes lugubres et étouffées. Évitant de penser à l’immensité de la mer qui les engloutirait bientôt tous, elle agrippa une des bougies sur un candélabre mural et avança lentement. Dans son souvenir, sa traversée vers Épieux d’il y a quelques années avait été beaucoup moins angoissante. Il faut dire que le Maître avait les moyens de se payer une cabine luxueuse…

La jeune femme passa devant une pièce ouverte pleine de hamacs vides, devinant ici les dortoirs de l’équipage. Juste à côté, le cabinet du capitaine. En face, une porte fermé qu’elle osa tirer. C’était un petit habitacle et elle en déduisit que ce serait le sien. Ou le leur… en tournant la flamme vers la gauche de la petite pièce, la lumière vacillante lui dévoila un visage dans l’ombre. L’affranchie s’effaroucha comme un chevreuil apeuré et laissa tomber sa chandelle en poussant un petit cri de surprise. Elle se reprit dans la seconde.

- Nom de… ! Mais qu’est-ce que vous faites ici, vous !

Elle n’était pas agressive, simplement consternée. Un marin ne désirant pas participer aux tâches sur le pont ? Peu probable. Un autre passager, c’était plus plausible. Svarnia grommela quelque chose d’incompréhensible et ramassa son unique source de lumière pour la reporter sur l’inconnu. La mèche chuintait péniblement, mais la flamme ne s’était pas éteinte. Il était difficile  de détailler les traits de l’homme dans de telles conditions mais la Torkos les devina plus vieux que les siens.

Elle entendit l’homme remuer et les chaines retenant les extrémités du hamac cliquetèrent. Sur le pont, il y eu un bruit sourd. On venait de rabattre la passerelle menant à quai.

- Je suis un voyageur solitaire. Rien de plus, je me fais tout petit afin d'arriver à Epieux. Soyez silencieuse à mon sujet, s'il vous plait ; Et... Rentrez ou rester dehors, mais ne stagnez pas devant cette porte pardi, cette lumière pourrait en faire venir plus d'un.

Svarnia plissa les paupières, interdite, mais finit par étendre le bras pour refermer la porte derrière elle. Avant, un dernier coup d’œil dans le couloir désert. Elle avança au hasard dans la pièce, cherchant une lampe ou autre chose à alimenter.

- Les matelots sont tous occupés sur le pont supérieur, je doute que l’un d’eux desce-… merde !

Elle venait de se cogner le genou contre je ne sais quel coin de meuble et se retint de justesse de cracher un deuxième juron. Sa présence n’était pas des plus discrètes, ni des plus silencieuses. Elle tâtonna maladroitement sur la surface de bois lisse devant elle et le dos de sa main heurta la soucoupe froide d’un bougeoir de métal. Bingo. Elle alluma la deuxième bougie, beaucoup plus grande que la première qu’elle moucha par la suite avant de la déposer sur la table basse. Un faible halo d’or fit naître sur les murs exigus des ombres longues.

La pièce avait tout l’air d’une cabine privée, plus petite cependant que celle du Capitaine, et aussi beaucoup plus encombrée. Peut-être servait-elle également de débarras ? Un baldaquin à la structure tordue était pressé contre le mur de droite, laissant accès à un petit lit de bois sans matelas. Les paillasses des auberges étaient cent fois plus attirantes que celle-ci. Svarnia se tourna vers l’homme, d’abord saisit par sa taille, puis par son allure dépenaillée. Il était comme il l’avait dit, un voyageur solitaire. Un mésorian.

- Si vous voulez mon avis, vous ne me donnez pas l’impression de quelqu’un qui se fait très petit.

La nervosité lui donna envie d’éclater de rire mais elle se retint, ne laissant que dans ses yeux danser une lueur malicieuse. Elle balança son sac sur le baldaquin et lissa ses vêtements avant de lâcher un profond soupire. La Torkos était sur les nerfs et bien que cet inconnu ne lui donnait pas de frissons dans le dos, elle s’en méfiait. Il avait tout de même avoué être un passager clandestin, devait-elle le couvrir ? Elle lui jeta un regard en coin, penchant pour ce qui lui vint tout naturellement.

- Vous avez faim ?

Si le voyage se déroulait comme prévu, le navire devrait accoster à l’île voisine le lendemain soir, mais avec la tempête qui se préparait, rien n’était plus sûr ! En outre, cet homme ne pourrait sortir prendre les repas comme tout le monde et, à moins qu’il est prévu ses propres provisions, avoir le ventre vide pendant plus de 24 heures n’était pas une perspective des plus plaisante. La jeune femme s’agrippa à la table basse lorsque le Meridine tangua brusquement à bâbord. Ils venaient de prendre le large.

Le grand homme balaya sa proposition d’un petit geste de la main et désigna son propre sac au pied de sa couche. Évidemment, on en voyageait pas seul sans pouvoir compter que sur sois même. Il l’enjoignit à manger de ses propres réserves si elle le voulait bien, ce que Svarnia refusa poliment à son tour, sentant s’installer une amabilité réciproque dans le petit cockpit. Elle se posa sur le baldaquin, plus à l’aise qu’elle ne l’aurait pensé en la présence d’un inconnu inopiné. Elle n’était pas sur ses gardes, simplement attentive, et aussi légèrement intriguée par son compagnon de cabine

Dans la lueur tamisée de l’unique lampion, la Torkos discernait mal les traits du Mésorian. Ses yeux semblaient s’enfoncer profondément dans leurs orbites, effet pervers des ombres qui découpaient le haut de ses pommettes en leur donnant l’impression d’être creuses et concaves. Le silence semblait faire fît de l’arrivée de la jeune femme et reprenait paresseusement son droit, plongeant la pièce dans l’attente feutrée d’une tempête.

─ Vous... Vous êtes une voyageuse aussi ?

Svarnia n’esquissa aucun geste, prise de court par la question. L’était-elle ? Jusqu'à présent, elle n’avait pas réfléchit au terme pouvant la qualifier à ce moment de sa vie, hormis peut-être Affranchie. Mais Affranchie n’était pas suffisant, elle était plusieurs autres choses, si bien qu’elle ne répondit pas immédiatement, méditant sur ce nouveau problème. Les paroles de l’inconnu faisaient écho aux questionnements de son propre subconscient. Le silence s’étira de nouveau, patient, calme, insufflant même à l’endroit exigus une illusion de sécurité. Alors que tous les sons de l’extérieurs leur parvenaient comme des bruits lointains et sourds, la cabine se transformait en un cocon réconfortant.

Lorsque le Mésorian se redressa pour allumer les chandeliers, la jeune femme ne pu s’empêcher de le contempler avec étonnement. Il était très grand. Certes, ils l’étaient tous, alors peut-être étaient-ce les plafonds bas de la pièce qui accentuaient sa stature ?

─ Voilà, on y verra un peu mieux. Alors, vous êtes une voyageuse ?

En effet, on y voyait plus clair et Svarnia rendit à l’homme son sourire léger. Après toutes les brutes et les langues bien pendues qu’elle avait rencontrées ces deux dernières semaines, ce Mésorian était opportun malgré le contexte étrange de leur rencontre. Preuve de quoi le destin avait parfois besoin d’un petit coup de pouce. La brune chercha une position plus confortable mais le bois était dur, peu importe l’angle sous lequel on l’attaquait. Elle capitula, acceptant d’avoir le fessier endolori pour la nuit.

- Si on considère qu’une traversée entre Îleval et Épieux est un voyage, alors je suppose que je suis une voyageuse, approuva-t-elle sur un ton faussement énigmatique. Pour tout dire, j’ai été affranchie il y a peu et je…

Elle laissa involontairement sa phrase en suspens, ne sachant comment formuler sa pensée, quoi dire et quoi ne pas révéler. Elle opta pour une semi-vérité car, après tout, une histoire était véridique même si on n’en n’avait pas tous les détails.

- J’ai décidé de visiter un peu l’Archipel avant de rejoindre l’une des cités libres, en commençant par Épieux. J’y suis allé, plus jeune. Commencer par ce qu’on connaît, ça me semble logique.

Elle esquissa une moue satisfaite et cala son dos contre le mur, lui aussi de bois, lui aussi très dur et très peu confortable. Tout lui semblait horriblement incommodant mais cette sensation était sûrement amplifié par les ballottements inégaux de l’embarcation. Le Meridine n’était pas un très gros bateau et n’était donc pas aussi stable que Svarnia se l’était imaginé. Elle glissa un regard curieux au grand Mésorian, relevant un détail manifeste ; il avait beaucoup plus d’équilibre qu’elle. L’Affranchie était fine observatrice mais pour s’apercevoir d’une telle évidence, nul besoin d’être consciencieux.

- Vous n’en n’êtes pas à votre première navigation, n’est-ce pas ? Pourquoi vous rendre à Épieux ?

L’été touchait à sa fin. Bientôt, la végétation se flétrirait et les grands froids balaieraient les terres du Nord, les rendant inhospitalières. La jeune femme n’avait pas encore décidé si elle s’y attarderait, ses déplacements iraient en fonction de… de quoi ? De ses rencontres, probablement. Valgöor était son point de chute, mais la route pour s’y rendre serait longue, sinueuse, détournée, et tout cela par choix personnel.