La réaction de Tanaki ne m'étonna qu'à moitié, et pourtant elle me toucha sincèrement. Je le scrutai avec attention faire des allers-retours entre l'esquisse de son visage et le mien, redoutant soudain qu'il en soit vexé. Avais-je été trop hardi en osant dessiner son portrait sans sa permission, ne lui avais-je pas dérobé une certaine partie de son intimité ? Je le voyais maintenant sous cette angle, et le doute m'assaillit devant son mutisme que je ne savais causé soit par l'étonnement ou la colère. Les innombrables années que j'avais passé dans le sillon des okanakis étaient loin de m'avoir tout appris sur leurs opinions, et force était d'avouer que jamais je ne m'était hasardé à dessiner aucun d'entre eux. Jusqu'à maintenant.

- C'est...  C'est mon charme sauvage qui t'a donné cet élan d'inspiration ?

Nouvelle taquinerie. Je retins un énième sourire d'éclore sur mes lèvres, tenant à me préserver cette petite victoire. Lui donner satisfaction était amusant, lui en priver l'était encore plus. D'ailleurs, la crédibilité de sa narquoiserie et de son assurance s'en voyait entachée par la traînée de cendre qu'il avait laissé sur son visage.

- Je ne t'ai pas trouvé bien sauvage jusqu'à présent... minaudais-je sans démentir le fait qu'il eut du charme. Là, tu as plutôt l'air d'un ramoneur.

J'avançai ma main vers son visage pour cueillir de la suie sur son menton, et lui montrai mon index noircit avec une moue farceuse. Mais ce simple contact, que j'avais tenté de laisser paraître anodin, m'électrisa aussi surement que si la foudre m'avait frappé. L'ironie était un bouclier efficace que nous utilisions à outrance depuis notre interruption dans cette grotte, mais je n'aurais pu faire autrement. Sinon, comment dissimuler le frémissement qui gagnait ma gorge et les rougeurs qui coloraient mes pommettes. Je les devinaient cramoisies, mais la lumière chaude du feu les couvraient merveilleusement. Pour occuper mes doigts qui me démangeaient horriblement -j'aurais eu l'envie de les plonger dans les mèches encore humides du Marchesable- je les sali dans la cendre restée tiède autour du petit brasier et m'en barbouillai les joues de deux lignes horizontales, reproduisant un maquillage de guerre grossier.

- Un ramoneur charmant, rajoutais-je sur un ton railleur, laissant planer le doute sur l'honnêteté de mon compliment

Briverasque, tu joues avec le feu. Même jouer tout court ne me semblait pas raisonnable, mais c'était plus fort que moi. J'en étais toute énervée, comme une jeune adolescente qui ressent pour la première fois la brûlure du désir dans le creux de ses reins. Je mis ce culot sur le dos de l'orage qui sévissait toujours, violent et électrique. Malgré tout, je ne pouvais faire abstraction du peuple auquel Tanaki appartenait. Ce seul détail, ce gros détail, freinait mon audace qui se serait montrée plus forte et plus assurée avec un homme de mon milieu. La culpabilité m'empoigna brusquement par la gorge, et je baissai la tête, frustrée et me trouvant surtout très sotte de ne cesser de sauter à pieds joints dans chaque petite invitation de sa part. S'il pouvait, aussi, arrêter de sourire de la sorte.

- Et cesses de sourire comme ça.

Ma pensée s'était verbalisée d'elle-même, mais sans grande conviction. Je fus encore plus embarrassée de ma propre incapacité à m'affirmer, et baissai d'avantage les yeux, les laissant errer sur la pierre entre mes pieds. C'est que je n'en n'avais pas réellement envie, au final. Je souhaitai qu'il réponde par une boutade, ainsi nous aurions pu détendre faussement l’atmosphère une fois de plus, mais je doutai que ce soit vraiment efficace.

Je ne résistai pas à l'envie de lui lancer une œillade. Je n'avais pas eu besoin de consulter mon sixième sens pour savoir qu'il souriait de nouveau à pleine dents, visiblement toujours attiré à faire le contraire de ce que prescrivaient les convenances.

- Pourquoi j'arrêterais ? Lança-t-il avec un air de défi. C'est mon charme de ramoneur qui te dérange ?

Je relevai la tête sans le lâcher des yeux, tanguant dangereusement entre le fait d'être amusée ou offusquée. Mes paupières se plissèrent et je le dévisageai avec des yeux de chats, répondant silencieusement à sa provocation. Heureusement pour lui, je n'étais pas d'un naturel susceptible, pas comme un certain Torkos, et ces petites joutes verbales, bien que de moins en moins inoffensives, me distrayaient. Le doigt qui vint tracer la crête de l'os de ma mâchoire était inattendu et me fit légèrement tressauter. Un sourire fendit automatiquement mon visage barbouillé en entendant ses paroles.

- Si une ramoneuse était une guerrière, comme tu le dis, alors je serais honoré... murmurais-je avec une moue taquine. Mais les ramoneurs nettoie les cheminées, et moi je suis loin de savoir manier quelque arme que ce soit.

Je ne comprenais d'ailleurs pas cette obsession de l'acier qu'avaient les hommes en général. Un matériel à brandir tout en jappant sous le nez de quelqu'un pour se convaincre de son autorité. Car, il faut se le dire franchement, la majorité des possesseurs d'armes blanches n'étaient que de piètres bretteurs et leurs épées servaient plus d'apparat de dissuasion que d'un réel équipement destiné au combat. Je m'essuyai les joues du revers de la main, mais devinai n'avoir réussit qu'à étendre la suie davantage. Belle allure.

Je cillai imperceptiblement, réalisant l'énormité de mon mensonge. Ma conscience, qui avait pris un trou jusqu'à là, sorti la tête hors de son terrier avec un sourire carnassier. Nul femme n'était sans savoir manier ses propres armes, des armes redoutables. Et je les savaient maintenant effectives sur le Marchesable, enfin, un peu. Mon audace revint dans un petit galop joyeux se nicher dans mon ventre, impatiente de provoquer de nouveau. Avant que d'autres pensées gênantes ne viennent se loger dans mon esprit, je me redressai pour m'avancer vers l'entrée de la grotte. Je m'attendais à me sentir engourdit, en raison d'être resté assise dans cette position, mais mes muscles étaient étonnement chauds. J'aurais pu piquer un marathon sous l'orage. Et je savais exactement pourquoi.

Je tendis les bras à l'extérieur et recueillis dans mes mains en coupe l'eau de pluie pour m'en asperger le visage plusieurs fois. La fraîcheur de l'averse s'accrocha à ma peau chauffée par les flammes, et par un autre responsable. Le torrent ne tombait plus aussi dru, mais le rideau de pluie dans l'ouverture de la niche restait assez dissuasif... dommage, comme si tu avais envie de partir. Le sarcasme avait même gagné ma conscience, ça alors. Je revins près de Tanaki et fit un effort colossal pour me rasseoir calmement. De toutes les choses que j'avais envie de faire, rester immobile de la sorte était bien la dernière.

- Je ne vais peut-être pas te sembler très patiente mais... j'en ai marre de rester là à ne rien faire.

Il n'y avait aucun sous-entendu dans ma remarque, du moins, pas quand je l'avais pensé, mais sa formulation me fit moi-même tiquer. Compte tenu de la situation, je savais voir les allusions partout, même là où il n'y en avait pas. Je passai mes mains, propre cette fois, sur mon visage, en souriant légèrement.

J'aimais la façon dont avait Tanaki de penser. Sa comparaison entre les cheminées et les grottes m'arracha un rictus. Il est vrai que ce qui pouvait me sembler tout à fait normal pouvait lui paraître totalement invraisemblable. Et si je trouvais cela attachant d'un côté, j'en ressentais néanmoins davantage la large frontière qui nous disjoignait de l'autre. Recroquevillée près du feu mourant, je l'observai se creuser les méninges pour tuer le temps. Alors il s'étira pour détacher une flûte de son sarouel à sécher, petit instrument auquel je n'avais pas encore prêté attention. Je relevai le menton, intéressée, et lissai mes cheveux derrière mes oreilles comme si cela m'aurait permis de mieux entendre.

L'enclave des hauts murs, fermée par l'opacité de l'air humide d'au dehors, renvoya les premières notes se répercuter contre la pierre comme tant de petites gouttes d'eau qui bondissaient au-dessus de nos têtes. La niche semblait avoir été excavée qu'à cette fin d'acoustique quasi-parfait, et l'écho doucereux de la musique fit même relever la tête à ma monture restée bien sage au fond de la petite caverne. Je sentis mes épaules s'affaisser doucement, mais ne voulu pas fermer les paupières. Observer le Marchesable jouer était aussi exhalant pour mes sens que de m’enivrer de sa mélodie. La musique cessa trop tôt, et trop abruptement.

- Excuse-moi, c'est que j'ai rarement un public de ton acabit.

J'esquissai un fin sourire en haussant une épaule, toujours captive de la dernière note.

- Il te dérange ? demandais-je prudemment en parlant de cet acabit

Cette fois, je n'avais pas réussit à noyer ma voix dans un sarcasme bien dosé, mais il était trop tard pour rattraper les mots qui s'étaient envolés. Je me sentis glisser sur une pente dangereuse, et me rattrapai symboliquement en appuyant ma main contre le sol froid. J'eu l'impression de devoir le relancer avant qu'il ne puisse répondre, parce que je redoutais ce qu'il avait à dire.

- Joues encore... s'il-te-plaît.

J'avais connaissance de le darder des yeux, mais franchement, je ne pouvais faire autrement. Son visage me sembla soudain plus sombre, avant que je ne réalise que les flammes s'étaient évanouit sous le petit bois. Le braises rousses projetaient un faible halo incarnat contre la peau dénudée du marchand, et je fermai les yeux en inspirant.

- Je ne te regarderai pas, comme ça. Fais comme si je n'étais pas là.

J'appuyai de nouveau mon menton sur mes genoux et attendit une mélodie, un sourire léger aux lèvres.

J'attendis, les paupières frémissantes sous l'envie de les ouvrir. La musique était un luxe, celle jouée par Tanaki était donc plus précieuse encore. J'étais certaine qu'il souriait.

- Tu m'en demandes beaucoup.

Incertaine de ce qu'il prétendait par là, je me mordis la lèvre inférieure, croyant qu'il extrapolerait davantage. Mais une nouvelle musique s'éleva à la place de sa voix rêche, et ce n'était pas plus mal. La joue posée contre un genou, j'écoutai, tranquille, le chant de la petite flûte. S'il je n'avais pas été prise en compagnie d'un homme si perturbant, je me serais peut-être même adonné à un petit somme. Avec le bruit ininterrompu de la pluie qui tombe, l'atmosphère était douce, fermée et énigmatique. Je n'osai plus ouvrir les yeux, de peur de briser le charme, et attendit quelques secondes même lorsque la musique se fût arrêté. Mes cils battirent paresseusement, et je croisai les orbes luisantes du Marchesable dans l'obscurité. Le silence s'étira quelque peu, et je lui décochai un léger sourire.

- Comment fais-tu pour peindre sans y voir ?

Encore engourdit par la mélodie, et clignai des paupières, évaporée. Mon temps de réaction était plus long.

- Je te voyais, un peu, mais j'avais déjà mémorisé  tes traits, quand nous avons quittés la ville.

Un tel aveu aurait dû m’embarrasser, mais je n'y accordai que peu d'importance et continuai d'observer le marchand avec franchise. La peau de mes bras se hérissa sous un vent plus frais qui s'engouffrait dans la grotte, contrastant avec la chaleur tout juste perdue du petit feu.

- Et puis, pas besoin de voir pour peindre. Pas de cette façon, répliquais-je en pointant brièvement mes yeux avec un petit rictus énigmatique. Ma mère a perdue la vue lorsque j'étais encore une enfant... elle détaillait le visage des gens avec ses mains, et caressait le mien pour me voir grandir. C'est à cause d'elle que j'aime autant les couleurs. Ce serait vraiment dommage de ne plus pouvoir les apprécier...

Un soupire de nostalgie me chatouilla la gorge. Le toucher, il n'y avait rien de mieux pour comprendre le grain et la substance, mais ce n'est certainement pas une caresse dont j'affublais mes clients. Cette pensée me donna envie de rire. Plus que les simples couleurs, il aurait été dommage de ne plus pouvoir apprécier tout simplement le visage du Marchesable. Je me demandai ce que ma mère avait pu ressentir en retrouvant mon père. Et je me demandai à quoi elle ressemblait, déjà. Cette époque me sembla soudain si lointaine, elle appartenait à une vie précédente. Je revins sur le visage de Tanaki, curieuse de le regarder sous cet angle, mais ne me fit pas trop d'illusions.

Il me sembla que les mots de Tanaki avaient perdu un peu de leur moquerie, et qu'ils étaient devenu plus doux et plus personnels. La musique était définitivement mère d'entendement, les sensations qu'elle prodiguait étaient communes à tous les coeurs, indépendamment des cultures. Il était rassurant de penser qu'il y avait, malgré les différences, une certaine unité entre tous les hommes même je savais que plusieurs s'entêtaient à ne voir que les frontières.

- Ta mère est une femme forte qui continue d'apprécier son monde même en étant privée de la vue. Elle a eu de la chance de pouvoir te voir ainsi.

Sincèrement touchée par ses paroles, je lui rendis un mince sourire. Puis la deuxième phrase pris son sens, et je me sentis rosir légèrement, mais je ne m'étonnais plus des propos tacites. Parce que je crois, et c'était peut-être un peu naïf de ma part, qu'il le pensait vraiment. Ma conscience hocha vivement le tête pour tâcher de me convaincre, bien que la raison levait un index, sourcils froncés. Avant que je n'y réfléchisse trop, mon attention se reporta sur les mouvements du Marchesable qui s'approchait légèrement, annulant la distance déjà ténue entre nous.

Mon ventre se serra délicieusement, car même avant qu'il n'esquisse un geste vers mon visage, je savais ce qu'il s'apprêtait à faire. Sa brève hésitation se calqua dans la mienne, où je réprimai un réflexe de recul bien que j'eu envie de son toucher. Puis sa main, chaude et rêche, se posa sur ma joue, balayant mes doutes et mon appréhension. Une barrière venait de tomber, et elle se fracassait en silence et aux vues de tous, sauf à la nôtre. Son pouce laissa une sensation de caresse fantôme sur ma peau et sa paume, retirée trop vite, y abandonna sa tiédeur.

- C'est curieux... Hem, vraiment curieux. Elle doit être sacrément... sacrément forte pour tout voir ainsi

J'expirai, prenant conscience que j'avais retenue mon souffle. Pour la première fois, je ne trouvai rien à lui répondre, aucune réplique ne dansait malicieusement sur ma langue. J'espérais qu'Hygérie et que le marchand allaient me pardonner mon geste, mais je n'y tenais plus. Je m'avançai à mon tour, lentement mais sans vaciller, et posai doucement mes lèvres sur celles du Marchesable en fermant les yeux. Sa bouche était comme sa paume, chaude et légèrement salée, et je du rassembler toute mon infime petite détermination pour briser rapidement ce baiser qui menaçait de m'enflammer définitivement. Je reculai mon visage, prise d'un léger vertige, et aussi d'une soudaine tristesse.

- Désolé... soufflais-je

Je ne savais plus où me mettre. Le pire, c'est que j'aurais recommencé, mais déjà les condamnations broyaient mes sentiments sans considération. Je venais peut-être de briser plus qu'un mur, j'avais peut-être briser un lien fragile, et je laissai ma tête baissée, coupable et assez pitoyable. Un tourbillon de pensées se créait dans ma tête, mais je refusai de les attraper.

La réalité s'évertuait à m'échapper de toutes les façons possibles, mais je la laissai filer, confuse et malgré tout désireuse de prolonger cet instant. À ce moment précis, j'aurais tout donné pour lire les pensées de Tanaki. T'as merdé. Je l'imaginais déjà se refermer telle une huître, comme chaque fois que j'avais poussé mes indiscrétions un peu trop loin. L'émoi menaçait de me gagner, je cherchai d'autre chose à ajouter, une explication, une deuxième excuse, une question. La bouche du Marchesable revint retrouver celle qui l'avait quitté, faisant se serrer agréablement ma poitrine et s'évanouir de nouveau mes spéculations. Cette fois la réponse était claire, suffisamment pour arrêter de tourner autour du pot. Sa main s'attarda sur ma nuque, et je glissai la mienne sur son épaule, pressant doucement sa peau encore humide.

Bien qu'il ne se soit pas éternisé, le baiser me laissa le souffle court et les yeux luisants. Ma conscience s'écroula à l'arrière de mon crâne, complètement béate. Je baissai la tête vers la main calleuse qui venait saisir la mienne, et trouvai ma peau bien pâle comparée à la sienne.

- Je ne pensais pas si bien voir sans mes yeux...

Je serrai ses doigts compulsivement en laissant échapper un rire timide, puis me tue en me sentant rosir. Je me donnai le droit d'être gênée, mais pas de passer pour une cruche. Alors je me repris en inspirant doucement, et observai Tanaki avec un regard doux et franc. Je croyais que l'inspiration viendrait au bout de quelques secondes, que les pensées se bousculeraient dans ma tête et que j'aurais envie de lui déballer une foule de choses. Mais rien ne venait, et je l'examinai en silence, légèrement hébétée. Je crois qu'il savait... non, j'étais certaine qu'il savait qu'une fois passé les murs de cette grotte, rien de tout cela ne devait s'ébruiter. Ou être apparent. Le poids de mon sentiment naissant s'appuya de tout son long sur mes épaules, et je me sentis soudain les jambes bien molles et mon corps bien lourd.

- Vous n'aviez jamais vu une de mésorianne de la sorte, M. Tanaki ?

Je laissai fleurir un sourire en coin sur mon visage mal éclairé, mi-sérieuse. Inconsciemment, je cherchais à savoir s'il savait réellement la portée de nos gestes, même s'ils étaient sans suite. Par Hygérie, l'étaient-ils... ? Mon ventre se serra de nouveau et je fermai brièvement les yeux. Ce repaire nous rendaient invisibles, et hautement déraisonnables. Je me convainc faussement que je serais capable de mettre une croix sur ce qui s'était passé, ou ce qui se passerais, une fois les pieds hors de cette cachette. Je battis des paupières, plus assurée, mais toujours enivrée. Voilà, j'agissais comme une irresponsable et une inconsciente, mais cet okanaki m'attirait comme aucun autre homme avant lui. C'était d'ailleurs assez curieux, et tellement dommage. Pendant une fraction de seconde, je lui en voulu atrocement. Et à moi aussi.

Je sursautai légèrement, surprise et amusée, lorsqu'il invoqua le nom de sa déesse. Le Marchesable affirma n'avoir jamais eu ce genre de rapprochement avec une de mes soeurs. Étrangement, cela me fit immensément plaisir et m'effraya à la fois. Sa franchise confirmait notre imprudente hardiesse. Je l'observai lisser ses cheveux sur son crâne, me raccrochant au sentiment de paix qui cognait à ma poitrine plutôt qu'à mon impression de faute.

- C'est assez... déroutant.

Il avait encore et toujours ce rictus légèrement arrogant et moqueur placardé au visage, sa marque de commerce, celle qui me rendait complètement dingue. Je m’enorgueillis à peine de son commentaire, tâchant toutefois de ne rien laisser paraître. Après tout, ce baiser était tout aussi déroutant pour moi que pour lui. Le marchand se leva et je restai assise à le regarder d'en bas. La lueur des braises montait jusqu'à son ventre, puis le haut de son buste se perdait de façon diffuse dans la pénombre. Ses orbes luisaient comme deux petits feux-follets au-dessus d'un étang noir. Je le suivi des yeux, étonnée, sortir sous l'orage, et s'écrier en même temps que lui :

- Comme j'aime cette pluie !

Une chaleur apaisante me monta jusqu'au creux de la gorge, et j'eu envie de rire moi aussi. Mais un début de sourire se figea sur mon visage lorsque je distinguai une grande ombre apparaître derrière Tanaki, comme matérialisée instantanément sous cette pluie diluvienne qui brouillait le paysage. Je la vis jaillir au ralentit, mais elle bougea rapidement et de façon saccadée dès qu'elle fut dans mon champ de vision et renversa le Marchesable dans un bruit d'éclaboussures. Un cri alerté m'échappa et avant que je n'ai pu me redresser, l'animal débouchait dans la grotte comme une tornade et piétina le feu mourant, faisant s'élever des gerbes de petites lucioles rougeoyantes. J'eu juste le temps de me projeter contre la paroi avant qu'il ne m'écrase comme le petit bois.

- Par tous les DIEUX ! jurais-je en bondissant sur mes pieds pour repousser ma monture grégaire qui s'en allait suivre avec enthousiasme ce mouvement de panique

L'intrus, un grand orik affolé par le bruit du tonner, longeait les murs de pierres en trottinant vivement. Mon hongre redressa l'encolure et hennissant, prêt à se dégourdir les jambes avec un camarade retrouvé, et je m'appuyai de tout mon poids sur son poitrail pour le garder à sa place.

- Tanaki, ça va ? On a un ami de rentré au bercail, une astuce pour le calmer ?

Ma voix se voulait moqueuse, mais elle trahissait une légère impatience. L'orik revint dans ma direction en s'ébrouant de façon frénétique, et je le chassai vivement d'un geste du bras. Je me retins de lui crier ''couché'', doutant que cela est un réel effet dissuasif.

Dans l'action, je n'avais pas réellement porté attention à la chute de Tanaki. Partagée entre ma monture obstinée et un orik complètement maboul, je réussis néanmoins à jeter un coup d’œil par-dessus mon épaule lorsque l'importun se fut éloigné. Je vis la silhouette du Marchesable chanceler jusqu'à l'animal mais avant de m'inquiéter pour lui, je calmai d'abord de mon côté un cheval nerveux. Lorsqu'il cessa de trépigner sur place, je caressai lentement son encolure et me tournai vers le marchand et sa bête qu'il avait réussit à apaiser. Je soufflai doucement, fermai les paupières un court instant. Lorsque je les rouvris, l'okanaki s'était adossé contre la paroi et l'orik explorait l'antre avec circonspection.

- Ça en fera toujours un de moins à retrouver.

J'étouffai un petit rire en lâchant la crinière de ma monture, mais ma bonne humeur se fana bien vite en voyant s'avancer le Marchesable titubant. Même en ne franchissant pas une certaine distance nous séparant, je distinguai une coulée  sombre allant de sa tempe jusqu'à sa mâchoire.

- Rien de cassé ?
- C'est à moi que tu le demande... répliquais-je aussitôt en franchissant en quelques enjambées l'espace entre nous

Une petite panique envenima mon sang-froid. J'avais un bon aplomb avec mes patients, mais Tanaki n'était pas de ceux-là. Je me penchai et passai délicatement ma main dans ses cheveux trempés, sachant déjà ce que j'allais y trouver. Mes doigts rencontrèrent l'eau de pluie, froide, et son sang tiède et épais. Un grondement de désapprobation m'échappa, et je sentis les traits de mon visage se crisper sous l'inquiétude.

- Ne reste pas debout. Tu es étourdi ?

Je le pris par le coude et le forçai à s’asseoir contre la paroi de la grotte, douce mais ferme. Avec cette fichu noirceur, on n'y voyait presque rien, et j'espérai seulement que la plaie soit superficielle. Je retournai près de mon hongre et attrapai une des sacoches d'un geste un peu raide, puis retournai m'accroupir près du marchand en lui souriant gentiment. Je cherchai à tâtonnement dans le petit sac et en sorti une compresse. Sa blancheur se macula aussitôt lorsque je l'appliquai doucement sur le crâne du Marchesable.

- Dis donc, tu as la tête dure... Ils sont tous comme ça dans ton groupe ? Tu ne m'as pas encore parlé d'eux.

J'épongeai délicatement sa blessure, me retenant de grimacer sous la quantité de sang qui imbibait la compresse. C'était l'eau. L'eau diluait le tout. J'espérai qu'il veuille bien me parler des Marchesable, non pas pour étancher ma curiosité mais simplement pour m'assurer que sa locution reste limpide. Et s'il pouvait plaisanter, c'était encore mieux. Je m'activai comme une petite abeille, attentive, rapide d'exécution, mais m'assurant d'être le plus douce possible. Pas que je doute que Tanaki soit sensible, la vie de nomade entraînait sans doute son lot de souffrances physiques, mais je ne voulais pas l'affoler outre mesure. S'imaginer une blessure rendait bien souvent son ressenti pire encore. Je palpai son crâne du bout des doigts mais la peau fendue n'était pas large. Profonde ? Comment le savoir, avec si peu de lumière. J'avais bien de quoi faire des points de suture, mais pas dans cette noirceur.

Je sentis le souffle chaud de l'orik qui était venu observer de plus près, maladivement curieux. Je claquai ma langue sur mon palais, mais les animaux comprenaient mal l'agacement des humains, alors ce dernier ne se gêna pas pour observer de plus près son éleveur, faisant fi de mon avertissement. Je lui donnai une chiquenaude entre les deux naseaux avant qu'il ne renifle la plaie de trop près.

- Ne touches pas.

L'orik redressa à peine la tête en me lançant une œillade confuse, puis recommença son manège. Je poussai sur sa joue avec un soupire agacé, mais attendrit à la fois.

- Mais tu vois bien qu'il n'a rien ton maître, c'est un coriace.

Je me tournai vers Tanaki et lui sourit. Je scrutai son regard pour y déceler un quelconque malaise physique qui aurait pu s'y refléter. L'orik s'agenouilla près de nous, paisible, et je me demandai s'il était de ces bêtes fragiles à la détresse humaine ou simplement un animal un peu bête qui ne se soucie par réellement de ce qui lui échappe.

Tanaki n'avait pas manqué son coup. Heureusement, même si l'impact avait été violent, l'entaille à son crâne ne semblait pas trop profonde. Dans cet endroit, nous étions plus en mesure de traiter un commotion qu'une infection dans une plaie. Sa plaisanterie sur la sélection des Marchesables fit naître un faible sourire sur mon visage redevenu sérieux. J'appuyai à peine plus fort sur sa blessure, me retenant pour ne pas embarquer dans le jeu. S'il était capable de bouffonner, il était capable de supporter encore quelques minutes de mauvais traitements.

- Les deux autres ne doivent pas être très loin.

Je jetai la compresse sale sur les braises, surveillé de près par l'orik curieux.

- Espérons-le... marmonnais-je en finissant de lisser une mèche de ses cheveux

Je n'avais pas particulièrement envie de courir aux quatre coins de la savane mais me rassurai en pensant qu'elle était certes grande mais plutôt dénudée. Avec un peu de chance, nous pourrions apercevoir les fuyards de loin s'il le fallait. J'observai le marchand tâter son crâne avec une drôle de grimace et lui souris, amusée.

- Même pas mal, siffla-t-il. Par contre, le rocher doit être dans un sale état.
- Ça oui, tu lui a sûrement mis une bonne raclée...

Mon rictus s'élargit davantage, mais il était doux et conciliant. Je repris place près du Marchesable, légèrement décalée du mur de la grotte. Un coup sur la tête étourdissait pour sur, et donnait parfois même envie de faire un petit somme, mais Tanaki ne me donnait pas l'impression d'être sur le point de glisser dans le pays des rêves. Après une brève hésitation, j'étirai le bras et posai ma paume contre son torse humide, comme si j'avais espéré que ce contact calme ses maux comme celui des prêtresses. Je fermai les yeux.

- D'ici jusqu'au campement, il nous reste combien de temps ?

La question, plutôt anodine et sans intérêt, m'avait malgré tout échappé. Dans quelques heures, tu vas retomber dans ta réalité ma pauvre. Ma conscience, qui jusqu'à là se voilait la face, afficha un air dépité. Je retirai ma main à contre-coeur, comme brûlée par la peau du marchand, et la ramenai contre ma poitrine et déviant les yeux. Je rencontrai ceux de l'orik, grands, sombres et doux, qui nous observait avec un intérêt non feint.

J'avais senti sa peau frémir sous mes doigts, et c'était déjà plus que je ne pouvais supporter.

- Deux heures si nous n'avions qu'à nous y rendre.

Je l'écoutai sans réellement porter attention à ses mots, troublée par le regard implorant qu'il me lança quelques secondes après. Ce genre de coup d’œil aurait dû être illégal, surtout venant de sa part. Je me raidis, transpercée, confuse, déchirée entre mon désir pour cet homme que je connaissais à peine et ma bonne conscience qui m'aurait hurlé de tout arrêter. Si tant est que cela fusse possible.

Cette éventualité m'échappa lorsque la paume chaude de Tanaki vint se poser sur ma joue. Mes sages résolutions s'évanouirent de nouveau, à croire que le simple contact de ses mains pouvait aspirer  toute ma force de volonté. Mais à ce stade, je n'étais pas même certaine d'avoir quelque volonté que ce soit. Je tournai la tête en sa direction, désarçonnée, et j'eu la pressante envie de m'abandonner dans ses bras. Mais quelque chose m'en retenais encore, et ce n'était peut-être pas plus mal. J'imaginai le regard courroucé d'une déesse dans mon dos, mais ce n'était pas assez, le Marchesable avait complètement anéanti ma garde. D'ailleurs, cette grotte et ce ciel orageux ne nous cachait-il pas aux yeux de tous, même à ceux des divinités ?

Tanaki semblait y avoir déjà réfléchis et je me rangeai à sa décision lorsque ses lèvres vinrent pour une deuxième fois s'emparer des miennes. Mon corps s'électrisa tout entier, traversé d'un désir qui m'aurait fait reculé si la bouche de l'okanaki n'avait pas été si délicieuse à embrasser. Je me sentit vacillante, bien que je sois assise et qu'aucune roche ne m'est fendue le crâne, alors je m'accrochai aux épaules nues du marchand, y enfonçant sans trop m'en rendre compte le bout de mes ongles. C'était un terrain glissant et même lorsque le visage du marchand s'éloigna quelque peu, je me sentais encore tanguer légèrement. J'allais commencer à croire qu'il était un homme impulsif, mais ce n'était pas pour me déplaire...

- Mais les éléments semblent s'accorder à me garder coincé avec toi.

Encore, il souriait. Le bruit rythmé de la pluie qui tombe sans arrêt secondait à merveille ses propos, mais je savais ce qu'il se passerait lorsqu'elle cesserait de jouer. Je levai la main et traçai doucement le pourtour de son oeil avec mon pouce, celui avec la mydriase. Puis je la laissai glisser lentement jusqu'à son cou, puis à son bras et à la frontière de son bandage ou j'arrêtai ma course.

- Tu n'as plus mal ?

Je parlais de sa tête, bien sûr, mais ma remarque semblait plutôt dirigée à l'intention de cette ancienne blessure.

Je le senti se tendre comme la corde d'un arc, et su que j'avais, une fois de plus, mis le pied sur une ligne à ne pas franchir. Son sourire s'était fané si vite sous l'ombre passé sur son visage que je retirai ma main avec un frémissement d'appréhension.

- Non. C'est une vieille plaie.

Son regard me rendit légèrement mal à l'aise, mais je le soutins en silence. Son détachement vis-à-vis cette blessure trahissait avec une flagrance quasi grossière le souvenir douloureux et consciemment refoulé qui s'y rattachait. Agiter la surface de sa conscience en faisant remonter cet épisode de sa vie était bien la dernière chose que je souhaitais lui faire subir, mais une curiosité lassante venait tout de même pointer son nez fouineur. Je me reculai légèrement en inspirant, sentant que je devais lui dire quelque chose, mais rien ne me venait. Les mots s'étaient figés sur ma langue, et je ne cherchai pas de paroles rassurantes à lui déballer. Lui donner de ma pitié aurait été blessant, pour lui comme pour moi.

Je glissai mes doigts jusqu'à mon chignon malmené et tirai la bandelette de tissu. Mes cheveux, lourds et ondulés par l'humidité, retombèrent mollement sur mes  épaules et caressèrent mes joues. J'observai Tanaki et, après une brève hésitation, ramenai mes mains près de ma poitrine et défit lentement le premier bouton de ma chemise. Je ne m'expliquai pas le soudain besoin de lui montrer ma cicatrice, mais ne cherchai pas à le comprendre. Le temps me sembla s'étirer avec un supplice mesquin jusqu'à ce que mes doigts fébriles eussent enfin finit de déboutonner mon haut. Je le laissai glisser sur mes épaules avec un pincement au ventre, ne gardant que mon corset clair qui comprimait plus encore mon buste maintenant que je respirais plus fort.

Sans lâcher le Marchesable des yeux, je croisai mes mains sur mes cuisses, mettant de l'avant mon bras sillonné d'une longue estafilade blanche où l'épée de Draöxi l'avait charchuté. Elle était, à certains endroits, turgide et témoin silencieuse des soins tardifs qu'on lui avait administré. Sans la forte constitution que nous avait légué Hygérie, je ne serais probablement jamais parvenue à retrouver mon chemin jusqu'à Opale avant qu'une fièvre mortelle ne m'emporte. Même doté d'une santé à tout casser, il y avait des limites à ce qu'un corps pouvait endurer. Même si je n'étais pas entièrement nue, je ne m'étais jamais sentie aussi dépouillée devant quelqu'un. Et étrangement, je n'en n'étais pas incommodé.

- ... Désolé, je n'aurais peut-être pas dû te montrer... soufflais-je en cherchant à mettre la main sur ma chemise derrière mon dos

Après tout, je ne lui demandais pas de se dévoiler comme je l'avais fais, mais mon geste pouvait induire à cette conclusion. Je savais qu'il ne voulait pas parler de tout cela, et moi non plus d'ailleurs, alors pourquoi ? C'était vraiment stupide.

La caresse de ses doigts m'apaisa presque instantanément, et je laissai errer ma main sur le tissu de ma chemise sans la ramasser. Je constatai, avec un certaine tristesse, que peu d'hommes m'avaient touché avec autant de douceur. C'était un choix personnel. Pour la carrière, les recherches, le commerce, j'avais fais une croix sur le mariage et la vie de famille. Mais il m'arrivait, quelques fois, de regretter ce choix. Quand je me réveillais la nuit, seule dans une chambre trop fraîche, j'y pensais. La paume de Tanaki vint se poser sur mon épaule, et je m'accrochai à son regard inquisiteur.

- Non, ce... Tu as bien fait. C'est à moi de m'excuser, je ne voulais pas être aussi...

Un sourire contrit étira mes lèvres. Je ne souhaitais pas me justifier, et je n'avais pas non plus envie qu'il le fasse. Mais lorsqu'il fit mine d'abaisser son bandage, j'eu le brûlant besoin de retenir sa main, de lui dire que ce n'était pas nécessaire... et d'un autre côté, j'imaginais trop peu le sacrifice que cela lui demandait, et n'aurait-il pas été beaucoup plus malséant de lui dire d'arrêter maintenant ? Je l'observai sans broncher, les mains serrées sur mes cuisses, dévoiler un passé qui n'était certainement pas divulgué à la majorité. Une boule dure et froide se forma dans le fond de ma trachée en découvrant ce que j'aurais moi aussi caché. Un profond sentiment d'injustice ébranla mes pensées bien que je ne sache rien de l'histoire qui se rattachait à cette stigmatisation. Je n'osai pas le toucher, mais cherchai une petite étincelle dans son regard qui s'était voilé. Un énième sourire ma rassura.

- Ça t'arrive souvent ?

Un temps de réaction lent me fit cligner des yeux comme une gazelle déboussolée, avant que je ne suive le mouvement de son menton pour comprendre qu'il parlait de ma chemise. Mon teint s'empourpra et, allez savoir pourquoi, je me sentis piquée au vif par sa remarque bien qu'elle soit ironique... je répliquai sur le même ton, mais avec infime pointe d'agressivité dans la voix.

- Sûrement moins qu'à toi.

Mon coeur cognait follement dans ma poitrine, et je résistai à l'envie de renfiler mon haut en vitesse. Ma conscience pointa le bout de son nez avec un sourcil froncé, me fixant avec incompréhension. Ma propre réaction me surprenait, et je relâchai mes épaules en frottant mes paumes sur mon pantalon en respirant. J'avais connu si peu d'hommes, j'étais malhabile dans ce genre de rapprochement, un peu gauche, et je connaissais trop bien la vision des okanakis sur la chose.

- Je ne suis pas mariée, repris-je d'une façon plus posée en observant sa réaction du coin de l'oeil. Alors... non, ça ne m'arrive pas souvent. Profites-en.

Quelle confrontation, ma hardiesse fit monter de nouveau le feu à mes joues, et je remerciai la grotte d'être aussi sombre. Consciente de l'invitation explicite que je lui faisais, mais toujours un peu énervée, je le dévisageai avec un petit air de défi propre à nous, les femmes. D'un autre côté, je me félicitai d'avoir changé le mal de place, même si ce n'était que pour quelques secondes, et sûrement pas de la meilleure manière qui soit.