Adriel : Malheureusement pour Anselme, ses relations avec Adriel sont plutôt… conflictuelles. Disons plutôt que c’est ainsi que le perçoit Anselme. Il se sent toujours en conflit avec son frère. A chaque fois que Adriel fait un pas vers lui, Anselme trouve toujours le moyen de le repousser, parfois brutalement, d’autres fois un peu plus en douceur, mais ces rejets provoquent toujours des réactions négatives qui culpabilisent Anselme. Pourtant, il pense savoir agir au mieux pour son frère, l’écartant des dangers de la société, des messes basses de ces hypocrites, des insultes des plus odieux. Il croit faire bien pour lui, même s’il doit se sacrifier et se comporter comme le pire des salauds qui puissent exister. Il n’aime pas trop ce rôle, il n’aime pas trop devoir jouer le méchant, mais ses motivations le poussent à continuer.

Mère : Sa relation avec sa mère se porte merveilleusement bien. Forcément, puisque sa mère est outrageusement fière de son fils, et ne manque pas de le faire savoir, au détriment d’Adriel. Elle ne constate jamais le moindre défaut chez Anselme, alors qu’il en est pourtant odieusement bourré. En revanche, elle a toujours cette fâcheuse tendance à tout reprocher à Adriel, son manque de discernement et d’autorité, son côté renfermé, etc… Et c’est peut-être cela qui les met en conflit, Anselme et elle, sans pour autant qu’elle en est réellement conscience. Anselme lui lance toujours des piques, la rabroue sans arrêt, ne la traite pas très correctement dans l’espoir de lui éclaircir les idées, mais rien n’y fait.

Père : Anselme le voit comme quelqu’un de sévère, intransigeant, parfois même cruel, sans cœur, sans pitié. Il lui reproche toutes ses décisions, toutes ses paroles blessantes et ses punitions, et d’ailleurs tout ce qui sort de sa bouche, même la parole la plus innocente. Et pourtant, il se trompe superbement à son sujet, mais Anselme est légèrement aveuglé par la sévérité dont fait preuve Anton face à Adriel, si bien qu’il ne réalise pas vraiment que son père lui met aussi la pression et, inconsciemment, il décide toujours de lui obéir, peut-être dans l’espoir de rentrer dans ses faveurs. Allez savoir. Mais force est de constater qu’à ses yeux, ses deux fils ne sont pas encore adultes et encore moins prêts à diriger. Tout du moins, pas celui destiné à cette tâche.

Anselme restait à l’écart, collé au battant de la porte, les yeux grands écarquillés. Il préférait rester discret, ne pas être remarqué, et il observait silencieusement les deux amies de son père qui buvaient tranquillement un thé dans le salon. Elles étaient superbes, de splendides créatures à la beauté inégalable, mais langues de vipère. Anselme s’était aventuré-là simplement car il espéré trouver quelqu’un d’assez généreux pour jouer avec lui, mais il avait entendu le nom de son frère sortir de la bouche d’une de ces dames. Alors sa curiosité l’avait poussé à écouter aux portes, et il savait que pour écouter aux portes, il ne devait pas se faire remarquer.

Les deux jeunes femmes riaient. Puis l’une d’elle posa soigneusement sa tasse de thé sur la table du salon, et lissa précautionneusement les plis de sa robe.


- Quoi qu’il en soit, je suis absolue convaincue que Anselme fera un merveilleux dirigeant. Pas comme son frère fétiche.
- Oh oui, répondit l’autre sur un ton un peu plus acerbe. Non mais tu as vu ses yeux vairons ? C’est un monstre ! J’ignore où Anton trouve le courage d’héberger une telle créature sous son toit, mais je l’admire.

A mesure que les mots franchissaient leurs lèvres insipides, Anselme sentait son cœur se serrer. Il était encore très jeune à cette époque, mais ce fut à cet instant précisément qu’il comprit à quel genre de société ils avaient à faire et se donna pour devoir de protéger son frère. Peut-être de la pire façon qui soit, mais au moins, l’espérait-il, il ne risquerait plus.

Oh, ces dames étaient sublimes, élégantes, et avaient de la prestance. Elles étaient toutes deux aptes à épouser un haut-dirigeant, mais elles étaient aussi odieuses et cruelles et ne méritaient décidément pas d’être dignes d’un homme au statut important.

Petit enfant qu’il était à ce moment, Anselme se sentait trop impuissant. Ridiculement impuissant. Il sentait sa gorge se nouer et les larmes perler à ses yeux à mesure que ces dames décrivaient son frère comme un monstre qui n’aurait jamais dû voir le jour et qu’il s’était incrusté dans le foyer familial simplement pour voler la gloire de son frère et le rang d’héritier qui lui était normalement dû, que son existence était imméritée et que, quoi qu’il fasse, jamais il n’aurait sa place dans la société. Même le rang d’esclave était encore trop digne pour ce genre d’être abjecte.

C’en était trop. Anselme laissa échapper un hoquet et les deux femmes tournèrent vivement la tête vers l’enfant. Lorsqu’elles le virent, toutes les deux pâlirent, mais le mal était déjà fait, il était trop tard. Elles tentèrent en vain de le retenir.

- Anselme !
- Mon chéri…
- Vous êtes méchantes ! Méchantes !

Et sur ce, Anselme prit la fuite en pleurant, anéanti. Jamais il n’aurait cru que son frère puisse être détesté à ce point.


Anselme soupira. Voilà plusieurs heures qu’il n’avait pas bougé et, au-dehors, il faisait nuit noire. Il ne s’était pas présenté au dîner à cause d’une violente dispute avec son père. Il avait une fois de plus contesté son autorité et lui avait encore reproché de ne pas prêter attention à son frère Adriel, de le traiter plus bas que terre et de le voir seulement comme un animal. Pourtant, Adriel était aussi humain que lui, il était né du même père et de la même mère, il devait donc avoir le même titre que lui et tous les avantages qui s’ensuivaient. Depuis combien d’années se battait-il pour lui ? Mais rien n’y faisait. Il était temps d’agir autrement. Il se montrerait aussi vicieux et cruel que l’était son père, et son autorité se retournerait alors contre lui. Il serait bien obligé de baisser les bras et déclarer forfait tôt ou tard.

Anselme essuya rapidement les larmes qui avaient coulé sur ses joues, et resserra ses jambes contre son torse. Le silence lourd et pesant qui s’était installé dans la chambre se brisa soudainement par trois coups frappés à la porte. Anselme se figea et crut sentir son cœur rater un battement. Il patienta longuement, priant pour que la personne qui se tenait derrière la porte s’en aille. Et lorsqu’il crut que son souhait été exaucé, trois nouveaux coups retentirent comme des coups de fouet claquant dans l’air sec. Il attendit encore, nerveusement, et ne donna aucune réponse. Cela ne suffit pas. La porte s’ouvrit lentement avec un grincement sinistre et une ombre qui parut gigantesque à Anselme apparut alors dans l’encadrement de la porte. Le jeune homme écarquilla les yeux, horrifié, croyant à une mauvaise blague.

- Anselme ?

Il n’eut aucun mal à reconnaître la voix douce et fluette de Rosianne, une servante. Il se racla la gorge et tenta de maîtriser sa voix :

- Je suis là…

La jeune femme alluma alors une bougie et s’approcha de lui. Dans la faible luminosité, Anselme aperçut le visage de Rosianne tiré par les traits de la fatigue et de l’inquiétude. C’était une femme absolument charmante et Anselme la considérait davantage comme sa mère plutôt que comme une pauvre servante. Elle avait toujours été très douce avec lui, et considérait Adriel comme l’égal de son frère. C’était peut-être la seule personne qui se comportait adorablement avec lui, et la seule qui avait de la valeur aux yeux de Anselme, après son frère.

La jeune femme posa la bougie sur la table de chevet et s’installa sur le lit, sans quitter Anselme du regard. Dans un geste tendre, elle lui caressa la joue.

- Tu n’es pas venu au dîner, ton père était inquiet.
- Lui, inquiet ? Non, ça se saurait que mon père puisse éprouver une once d’inquiétude pour le moindre de ses fils.
- Que s’est-il passé ? Vous vous êtes encore disputés ?
- Oui…
- Au sujet d’Adriel.
- Oui. Ne lui dis rien, s’il te plaît ! Il est déjà assez fragile. S’il savait combien sa famille le déteste, j’ignore comment il réagirait et je ne supporterais pas de le perdre. Lui et toi, vous êtes ma seule et véritable famille.
- Oh, Anselme…

Rosianne secoua la tête, faisant valser ses jolies boucles blondes. Son visage était doux, empreint d’une improbable innocence. Et elle avait un cœur immense, aussi grand et profond que celui d’un océan. Parfois, Anselme rêvé de s’y perdre, s’y noyer, et fermer les yeux sur toutes les cruautés de ce monde.

- Ma mère l’a soutenu. Enfin, ils veulent que j’épouse une femme ! Je n’aurai même pas mon mot à dire là-dessus, ils veulent m’en choisirent une ! Et cette idée perverse est rentrée dans le crâne de mon père à cause de ma mère !
- Ils veulent ce qu’ils croient qu’il y a de mieux pour toi…
- Alors ils devraient commencer par traiter Adriel de manière un peu plus humaine.
- Anselme, ne leur en veut pas, se sont tes parents et ils veulent simplement te protéger. D’autant que tu es encore jeune, tu as 14 ans à peine…
- J’en ai marre, Rosianne, marre de toute cette comédie, cette hypocrisie, ces mensonges et ces trahisons. Dorénavant, je vais me comporter comme eux. Je deviendrai la pire raclure qu’ils aient jamais connue, je les rabrouerai sans cesse, je leur cracherai à la figure et lorsque je les sentirai s’affaiblir, je vais leur tomber dessus si violemment que jamais plus ils ne se relèveront !

Rosianne affichait un air terrifié et Anselme comprit trop tard qu’il était allé trop loin cette fois-ci. Pourtant, il ne voulait pas reculer. Il ne s’en sentait plus la force. Ses parents allaient devoir payer pour tous les crimes qu’ils avaient commis et Anselme se promettait d’être leur juge. Il se comporterait aussi égoïstement qu’eux, si bien qu’ils verraient leur propre reflet dans ses yeux, en espérant que cela leur serve de leçon.


Anselme tentait de garder son calme. Après tout, c’était une des rares fois où son père souhaitait discuter en toute tranquillité avec lui. Lorsqu’il l’avait convoqué, il semblait sincère et Anselme n’avait pu que céder avec toute la grâce et l’élégance dont il était capable, malgré qu’il soit dégoûté à l’idée seule de se tenir dans la même pièce que son père. Alors ils buvaient un thé en tête à tête, se jetant parfois quelques regards, mais Anselme sentait ses mains trembler et la rage qui bouillonnait en lui. S’il le pouvait, il y avait longtemps qu’il se serait jeté sur lui et qu’il aurait serré sa petite gorge entre ses mains jusqu’à lui écraser la trachée et faire ressortir de ses orbites ses pauvres traîtres yeux ! Malheureusement, il devait se plier à toutes ses directives et lui obéir sans poser de question s’il voulait se montrer comme le fils modèle et héritier.

- Je suis satisfait de ce moment que nous partageons, mon fils.

Anselme tiqua. Anton n’était pas « heureux » d’être avec lui mais simplement satisfait. Et c’était à croire qu’il ne connaissait pas son prénom. Il l’appelait par son prénom seulement lorsqu’il entrait dans une colère noire prête à vous déchirer les entrailles et vous dévorer de l’intérieur. Anselme sentit son cœur s’emballer et sa gorge se serrer. Les mots franchirent difficilement ses lèvres et il se retint avec peine de ne pas les cracher sur un ton acerbe comme du venin.

- Moi aussi, père.

Le geste d’Anton n’échappa malheureusement pas à Anselme. Il le vit arquer un sourcil, manifestement surpris par le calme dont faisait preuve son fils. Peut-être avait-il espéré le provoquer ? Hé bien, il serait surpris de constater qu’il y avait longtemps, à présent, que son jeune fils prodige apprenait à maîtriser ses sentiments car trop impulsif par le passé. Enfant, il avait appris à détester ses parents. Aujourd’hui, il endossait péniblement le rôle de prince héritier et se devait d’être réfléchi, mais sans pour autant se montrer trop tendre et serviable. Il avait une certaine image de lui à maintenir s’il ne voulait pas que son père voit clair en son jeu mais, parfois, il avait l’impression que ce dernier avait quelques doutes. Souvent, il cherchait à le provoquer, comme aujourd’hui.

Fort heureusement, Anselme était dans un bon jour et comptait bien tenir tête à son père, mais cela était sans compter sur ses odieuses paroles.

- Heureusement qu’Adriel était à la cérémonie à ta place.

La tasse de thé trembla entre les mains d’Anselme. Il pinça les lèvres et inspira profondément. Il ne devait pas répliquer, ce serait donner victoire à Anton et il était absolument hors de question qu’il essuie un nouvel échec.

- Oui, mais je souhaitais réellement m’y rendre. Il y avait des feux d’artifice. J’aime les feux d’artifice et vous le savez, père.
- Oui, comme je sais que tu es mon héritier et que tu dois rester en vie. Adriel n’est qu’un outil que je manipule à ma guise et il n’a de valeur que celle que je lui donne, c’est-à-dire te permettre de vivre. Cependant, que les choses soient bien claires : je ne souhaite aucunement sa mort. Il est bien trop précieux dans certaines… circonstances.
- Assez !

Anselme reposa violemment la tassee et défia du regard son père. Il remarqua très bien ce petit sourire narquois au coin de ses lèvres et cette étrange étincelle qui brillait dans ses yeux. Il jubilait littéralement. Il avait réussi à briser les barrières qu’avait dressées Anselme tout autour de lui, mais il était maintenant trop tard pour reculer.

- Il a manqué de mourir à cause de moi parce que vous l’avez envoyé là-bas à ma place ! Combien de fois devra-t-il vous prouver qu’il est fidèle, loyal et courageux ? Combien de tentatives d’assassinat vous faudra-t-il ?

Avec un calme à vous glacer le sang, Anton reposa lui aussi sa tasse de thé et croisa les bras sur son torse, mais il gardait un calme qui échappait totalement à Anselme.

- Adriel était une erreur, et tu le sais très bien. Il a un rôle à jouer dans la société si nous voulons que le regard des autres passent de la peur et du dégoût à de l’indifférence pure et dure.
- Mais comment osez-vous proférer de telles paroles, père ? Vous êtes un monstre…
- Et toi un petit impertinent. Arrête donc de penser à cet incapable d’Adriel, tu as un bel avenir devant toi ! Lui n’a rien. Il n’est rien. Crois-tu qu’un lâche comme lui puisse véritablement avoir assez d’audace pour diriger mon peuple ?
- Sa lâcheté n’a d’égal que son courage et combien de fois a-t-il accepté de vous obéir en ayant connaissance de ce qui l’attendait et du danger qu’il encourait ? Avez-vous autant de courage, père ?
- Je t’interdis de me parler sur ce ton, Anselme ! Tu ignores ce qu’est le vrai courage, mais je t’apprendrai. J’ai confiance en tes capacités, je sais que tu… prendras toujours les bonnes décisions.
- Hé bien, peut-être vous trompez-vous. A votre place, je me méfierais…

Anton afficha le temps d’un instant un air outré, mais ce regard-là fit rapidement place à une autre expression que le jeune prince n’eut aucun mal à reconnaître et qu’il redoutait toujours : l’expression de la victoire.

- Pourquoi défends-tu si ardemment Adriel ? Te l’a-t-il demandé ?
- En aucun cas ! Non, je…
- Je le savais. Quel égoïste. Il va le regretter. A moins… que tu acceptes de lui céder la place pour cette autre cérémonie, tu sais ? Celle où tu as été convié par un lointain parent de notre si humble famille.
- Père, non… Il se remet à peine de ses blessures !
- Parfait ! Ah, et si je viens à apprendre que tu y allais à sa place, crois-moi... tu serais la pire honte de toute la famille. Ma colère serait terrible. Même Adriel aurait plus de dignité que toi à ce moment-là. Ne nous fais pas honte, Anselme, tu es déjà bien assez misérable à ramper ainsi et à me lécher les bottes pour me supplier d’épargner Adriel. Montre-toi plus fort et plus courageux, et peut-être serai-je fier de toi.

Et sur ces paroles, Anton quitta la pièce d’un pas lourd, laissant Anselme pantelant. Anéanti, le jeune homme s’affala sur le canapé et but d’un trait sa tasse de thé.