Depuis déjà près de quatre décades, Dhankin avait commencé à se renfermer sur lui-même. Il ne plaisantait plus, souriait peu, ne proposait plus spontanément son aide à qui que ce soit, bien qu'il continue à accepter volontiers de l'offrir quand on la lui demandait, même Juka ne parvenait plus à le dérider. Il passait le plus clair de son temps auprès de ses griffos, seul à l'enclos ou en balade, parlant le moins possible à ses congénères. Il n'acceptait même plus l'aide des gamins qui venaient si souvent lui prêter main-forte sans quand il y était contraint, semblait avoir abandonné de faire de l'un deux son apprenti.

Tout avait commencé au départ de Kanaeko. Il avait fait bonne figure quand elle était venue lui en parler, ne voulant pas la retenir alors que ça semblait si important pour elle, mais déjà alors, il n'avait pas compris. Mais il s'était tu. Tout comme quelques jours plus tard, quand il avait été décidé qu'elle serait destituée de son rôle de chef. Il n'avait pas son mot à dire, ce n'était pas son rôle. Et quand bien même il l'aurait eu, il comprenait cette décision et ne voyait pas de raison de la contester. Il se demandait simplement, bêtement sans doute, ce que Kana en penserait lorsqu'elle rentrerait.

Seulement voilà, elle n'était pas rentrée. Il n'avait eu aucune nouvelle, ne savait pas si elle était vivante ou morte, ni même laquelle de ces deux possibilités le blesserait le plus. Mais à l'époque, bien sûr, il ne pensait pas encore à cela. Il pensait à Thanos, blessée, qu'il n'avait pas osé aller voir durant sa convalescence, se contentant de prendre de ses nouvelles auprès d'Aoki. Il pensait au clan, sans chef, mais pour ça il ne s'inquiétait pas vraiment. Il savait que Thanos et Asheema prendraient les choses en main. Et elles le firent.

Il ne dit rien non plus quand Isha fut nommé chef en remplacement de Kanaeko. Il n'avait rien à en dire, c'était un bon choix. Il lui avait peu parlé, mais il l'appréciait plutôt, et le savait soucieux clan avant tout. Les Ereshaï étaient entre de bonnes mains.

Puis Arasen était parti à son tour, et là non plus, il n'avait pas compris. Il avait apprécié l'Archer, bien plus qu'il n'avait bien voulu l'admettre, mais il aurait pu accepter son départ, même s'il l'aurait attristé, comme ceux de tous ceux qui n'étaient que de passage, si seulement ce dernier ne lui avait pas annoncé quelque temps plutôt qu'il voulait rester au clan. Il avait même été accepté parmi le clan, était devenu l'un des leurs. Et Dhankin y avait cru, bêtement, là encore. Et il avait disparu.
Comme les autres. Comme toujours. Il aurait dû le savoir.

Depuis, il ne disait plus rien, ou si peu ; il continuait de se taire de plus en plus.

Peut-être que l'arrivée de Tanaki aurait pu le faire redevenir celui qu'il était auparavant, ne serait-ce qu'un peu, au moins pour un temps. C'était, après tout, presque un ami, quelqu'un qu'il appréciait du moins, et avec qui il aimait discuter, mais dont il n'attendait rien, avec qui les choses étaient claires et simples, sans ambiguïtés ni doutes. Seulement voilà, le Marchesable ne semblait pas dans un meilleur état que lui, et il n'avait pas trouvé le courage de l'aborder pour en connaître la raison. D'ailleurs, ce dernier avait quitté le clan avant qu'il ne se décide à lui parler.

La jeune femme qui était arrivée avec Tanaki, dont le Dresseur ignorait jusqu'au nom, avait pour sa part passé le plus clair de son temps dans la tente d'Aoki, tant elle était arrivée dans un état, physique cette fois, déplorable. Et de toute manière, il préférait rester à l'écart des étrangères désormais. Il avait appris sa leçon.

Dans son état, l'annonce de la mort du Mâss ne lui avait fait ni chaud ni froid. Le départ du clan pour Opale pour se rendre aux cérémonies, en revanche, n'avait en rien amélioré son humeur. Car, morte ou vive, c'était là que se trouvait celle qu'il avait considéré si longtemps comme sa sœur, et à qui il s'efforçait, sans grand succès, de penser le moins possible.

Quand il fut question de se rendre dans la capitale Mésorianne pour rendre hommage au Mâss disparu et à son successeur, il hésita longuement. Des Dräoxi seraient probablement là-bas, ou des gens qui les connaissaient... Il n'avait certes aucune envie de revoir Lëxi, mais ça pouvait être une occasion d'avoir des nouvelles de sa sœur, de savoir ce qu'il lui était arrivé. Sauf que...

Sauf qu'il n'était pas sûr de vouloir savoir. Soit elle était morte, soit elle était bien vivante et avait tout bonnement choisi de les abandonner, sans un regard en arrière ni même un mot d'adieu pour les avertir. Et il savait trop bien que ces deux possibilités le terrasseraient.

Aussi, il avait fini par décider de rester. De toute manière, il y avait le campement à mettre en place. L'installation était déjà commencée, bien sûr, mais il y avait encore fort à faire. Il y avait toujours à faire, de toute façon.

Ce matin-là, il installait donc l'enclos, débarrassé des tuniques qu'il avait commencées à porter au milieu de l'hiver sur Belhovre – seul point positif qu'il trouvait à la venue du clan sur Opale. Et encore une fois seul. Bien sûr, un certain nombre d'Ereshaï étaient venus lui proposer leur aide pour cette tâche pour le moins fastidieuse, mais il avait obstinément refusé. Le travail lui vidait la tête, et les griffos étaient des aides bien suffisantes pour porter les rondins trop lourds pour lui seul.

La seule qui osa troubler sa solitude fut Asheema. Il l'avait esquivée autant que possible, ces derniers temps, ne voulant pas subir l'un de ses sermons, mais étrangement elle ne lui en fit aucun, se contentant de lui annoncer que leur invitée se portait mieux et que, Aoki n'ayant plus à la garder constamment auprès de lui, elle serait désormais logée chez lui. Il ne trouva rien à répondre à cela, mais son regard fut suffisamment éloquent quant à ce qu'il en pensait.

À une autre époque, il serait allé au-devant d'elle, se serait proposé de lui faire visiter le nouveau campement, aurait préparé sa yourte pour l'accueillir et l'aurait invitée à se mettre à l'aise. Mais cette époque-là était désormais résolue. Il se contenta de se remettre au travail, gageant qu'elle saurait bien le trouver quand elle en aurait besoin.

Elle le trouva effectivement, assez rapidement d'ailleurs. Lorsque la jeune femme l'interpella, le dresseur mit un dernier coup de marteau sur le piquet qu'il était en train de planter, avant de poser son outil et de se tourner vers elle et de la saluer, le poing sur l'épaule. Il avait peut-être perdu sa bonne humeur, mais pas sa politesse.

« C'est moi. Confirma-t-il avec un hochement de tête, avant d'afficher une moue légèrement embarrassée. Désolé, je ne crois pas qu'on m'ait dit comment tu t'appelles. »

Ou plus exactement, si on le lui avait dit, il avait oublié. Ce genre de choses lui arrivait souvent ces derniers temps, peut-être tout simplement parce qu'il avait du mal à s'intéresser à quoi que ce soit, en dehors de ses fidèles griffos. La jeune femme, pourtant, avait au moins le mérite de piquer son intérêt, ou au moins sa curiosité, et il prit le temps de l'observer, un peu surpris.

Il n'avait jamais vu quelqu'un porter une telle tenue, ou en tout cas pas des okanakis, et il se demandait pourquoi elle était habillée de cette façon si étrange. Et surtout, comment elle arrivait à le supporter avec cette chaleur. Même si l'automne était désormais bien installé, les températures sur l'île du Sud restaient plus que douces, et pour sa part, il avait déjà chaud même en étant torse-nu. Certes, il était en train de travailler assez activement, et ça ne devait pas aider, mais tout de même...

Il se tira de ces réflexions, d'ailleurs assez peu pertinentes, lorsqu'elle reprit la parole, semblant revenir brutalement à lui. Dire qu'il "acceptait" était sans doute un grand mot, en vérité on ne lui avait pas tellement demandé son avis : Asheema l'avait décidé, et comme tout ce que la chemenn décidait, c'est ainsi que les choses se passaient. Il se retint toutefois de commenter quoi que ce soit à ce sujet, se contentant de lui indiquer la direction de sa yourte.

« Ah, oui. C'est par là. »

Il lui montra le chemin, même si ce n'était pas vraiment nécessaire tant il s'était installé juste à côté de l'enclos. D'habitude il en était un peu plus éloigné, se tenant à mi-chemin entre l'enclos et le gros du campement, mais cette fois, sans vraiment s'en rendre compte, il s'était installé encore plus à l'écart qu'à son accoutumé, au plus près de ses protégés. Tirant sur le pan de toile qui constituait l'ouverture de la tente, il l'invita à entrer avant de désigner l'intérieur.

« Ce n'est rien d'exceptionnel mais c'est confortable... je suppose. »

Confortable pour les critères okanakis, mais à voir sa tenue il se demandait si elle n'était pas plus habituée au mode de vie mésorian... Si c'était le cas, évidemment elle risquait de moins apprécier le confort rustique qu'il avait à offrir. Mais ce n'était pas comme s'il avait mieux à lui proposer, de toute façon.

Étant entré à sa suite, il entreprit de faire un semblant de ménage pour débarrasser la moitié de yourte qui lui reviendra. Il remarqua au passage qu'il avait déjà, sans vraiment y faire attention, installé les crochets qui lui servaient à séparer la yourte en deux quand il hébergeait quelqu'un, laissant un tant soit peu d'intimité à ses "invités". Il ne s'en était pas servi depuis bien longtemps, mais apparemment ses habitudes avaient la vie dure. Ce n'était pas plus mal, ça lui ferait toujours ça de moins à faire. Il suspendit rapidement une grande couverture au crochet, séparant l'espace en deux "pièces".

« Et voilà, c'est prêt. Tu as des choses à aller chercher dans la tente d'Aoki ? »

Il avait remarqué qu'elle n'avait ni sac ni baluchon d'aucune sorte, contrairement à la plupart des voyageurs qui venaient demander l'hospitalité du clan, mais vu son état et ses difficultés à marcher, ça n'avait pas grand-chose d'étonnant. Toutefois, il se surprit presque lui-même en proposant d'aller les chercher. Il avait perdu l'habitude d'offrir spontanément son aide, ses derniers temps. Mais après tout, c'était différent avec elle. C'était une étrangère, les choses étaient claires depuis le départ, il n'avait pas à se méfier d'elle. Pour peu qu'il ne fasse refasse pas les erreurs qu'il avait déjà fait, et n'oublie pas de bien garder ce détail en tête...

Le Loupiot nota que la jeune femme ne répondait pas à sa question, qui n'en était pas vraiment une, mais il ne s'en offensa pas. Après tout il aurait pu lui demander plus directement, s'il avait tenu à avoir une réponse ; elle finirait bien par le lui dire quand elle le voudrait, ou il entendrait quelqu'un du clan l'appeler, ou... Peu importait, au demeurant. Pour l'instant, il n'avait pas réellement besoin de connaître son nom.

Il la conduisit donc à sa tente et lui présenta succinctement les lieux – ce n'est pas comme s'il y avait grand-chose à lui faire visiter de toute manière. Elle ne fit pas de commentaire, et il en déduisit que ça devait lui convenir, en tout cas suffisamment pour qu'elle ne trouve pas à s'en plaindre.

Elle mit un certain temps à répondre à sa question, et il se demanda s'il elle n'allait pas simplement l'esquiver aussi, mais elle semblait simplement perdue dans ses pensées, et finit par secouer la tête et répondre par la négative. Il l'observa se défaire de l'écharpe qui maintenait son bras, s'abstenant de commenter qu'Aoki risquait d'avoir à redire qu'elle s'en débarrasse sans son avis, puis de sa veste en cuir épais pour ne garder qu'un fin vêtement de lin bien plus adapté au climat.

Le regard du Dresseur glissa sur la croix de bannie qui marquait l'épaule de la jeune femme comme s'il ne la voyait pas, ce qui n'était pas loin d'être le cas, mais il s'arrêta un peu plus longuement sur sa main mutilée, une légère curiosité le poussant à se demander ce qui avait pu lui arriver, sans qu'il se permette pour autant de poser la question à voix haute.

Il ramena son regard dans celui de l'étrangère quand elle avança vers lui, mis légèrement mal à l'aise  par la façon dont elle le dévisageait. Il n'avait jamais vraiment aimé se sentir au centre de l'attention, et ces derniers temps moins encore que d'habitude, et le fait qu'elle n'affiche rien de ce qu'elle pouvait avoir en tête à ce moment n'aidait pas vraiment. Quand elle finit par se présenter, tout simplement, il se sentit d'abord soulagé – même s'il ne voyait pas vraiment ce qu'il aurait pu craindre qu'elle fasse à la place – puis cilla plusieurs fois en la dévisageant, l'air surpris et un peu dérouté.

« Eve ? C'est original... »

Ce n'était dit avec un ton ni approbateur ni désapprobateur, simplement étonné, peut-être un peu curieux. Il se demanda subitement si elle n'avait pas tout bonnement été élevée parmi les mésorians, comme l'une d'entre eux, une idée qui ne lui était jusqu'alors pas venue à l'esprit, malgré sa tenue et le fait qu'il ait déjà rencontré des mésorians élevés par des clans okanakis. Étrangement, l'inverse lui semblait plus... eh bien, étrange.

Le surnom, en revanche, ne lui tira aucune réaction, et il ne réalisa même pas que c'était à ce sujet qu'elle attendait quelque chose. Les Ereshaï ne jugeaient pas sur les apparences, et il n'en savait pas assez sur son histoire pour savoir si ce surnom était justifié, ni ce qu'elle avait pu faire pour le mériter. Elle avait été acceptée par le clan, ça lui suffisait.

Quand elle lui proposa de l'aider, il la dévisagea à nouveau, l'air encore plus stupéfait. Il se retint de lui dire que dans son état elle ne pourrait pas lui être très utile, ce qui lui semblait peu charitable et risquait d'être mal interprété, et formula la chose un peu différemment, quoi que d'une façon tout aussi vraie.

« Je ne crois pas qu'Aoki apprécierait que je mette sa patiente au travail si peu de temps après qu'il se soit occupé de toi. Ni Asheema d'ailleurs... et elle frappe plus fort. Il haussa les épaules, avant d'ajouter : De toute façon je ne faisais rien de vraiment urgent, j'étais juste en train d'installer l'enclos des griffos... »

Il pouvait sembler étrange que le dresseur de griffos dise qu'installer l'enclos n'était pas si important, mais il y avait longtemps qu'il se disait que c'était davantage pour les humains que pour les principaux concernés. Après tout, c'était une limite toute symbolique, que même les jeunes griffoins étaient capables de franchir sans mal s'ils le décidaient... Le tout était de leur apprendre à ne pas le faire !

Il jeta un regard éloquent à l'écharpe laissée par terre, mais ne fit pas de commentaire. Après tout ça ne le regardait pas, il n'était pas soigneur, ni en droit de lui dire quoi faire. Elle était assez grande pour savoir ce qu'elle faisait, après tout. Il hocha simplement la tête à sa réplique, la comprenant très bien. Lui aussi supportait difficilement de rester sans rien faire. D'ailleurs, il était rare de voir qui que ce soit au clan rester inactif.

La proposition qu'elle lui fit ensuite le prit encore plus de court que quand elle avait offert de l'aider, et il resta un moment à la fixer stupidement, sans savoir quoi répondre. Une part de lui aurait aimé refuser tout simplement, lui dire qu'il n'avait pas le temps, ou peu importait quoi d'ailleurs, et retourner à la solitude qu'il s'était construite.

Mais une autre avait très envie d'accepter. Même s'il refusait de l'admettre, ou même de se l'avouer à lui-même, cet isolement qu'il s'imposait lui pesait, et les barrières qu'il s'était construites le protégeaient autant qu'elles l'emprisonnaient. Certaines personnes vivaient très bien seules avec elles-mêmes, mais lui, qu'il l'accepte ou non, n'était pas de ceux-là. Même s'il n'était, à ce moment, pas encore prêt à le comprendre, même confusément.

Il n'avait donc toujours pas répondu, ce qui ne semblait pas déranger son interlocutrice, qui avait déjà tourné les talons, non sans lui lancer une dernière réplique par-dessus son épaule, qui lui fit hausser les sourcils. Avant même de s'en rendre compte, il s'était mis à la suivre, sa curiosité naturelle piquée. Il avait même retrouvé ce qui ressemblait terriblement à l'ébauche d'un sourire en coin lorsqu'il lança :

« Je suppose qu'il vaut mieux que je t'accompagne. Asheema me tombera aussi dessus s'il t'arrive quelque chose parce que je t'ai laissé aller te baigner toute seule... »

Une mauvaise foi teintée d'ironie qui ne lui ressemblait pas vraiment, mais qui ne lui allait pas si mal. La vérité, c'était qu'elle l'intriguait, et qu'avec elle il avait du mal à conserver le masque d'indifférence qu'il s'était inventé. Peut-être parce que c'était une étrangère et qu'il savait que ça ne l'engageait à rien, puisqu'elle allait repartir bientôt et qu'il ne la reverrait probablement jamais...

Un peu plus détendu, même s'il ne s'en rendait pas compte, il lâcha la bride à sa curiosité, retrouvant par la même occasion un peu de l'attitude qui lui était habituelle avant, moins renfermé, plus ouvert à la conversation et moins enclin à dissimuler son intérêt.

« Tu étais chasseuse ? »

Il ne l'aurait pas interrogée sur son passé de lui-même, par peur de la gêner ou de la blesser si c'était un sujet douloureux, mais puisque c'était elle qui l'avait amené dans la discussion, il présuma qu'il pouvait se le permettre. Pour lui, un surnom qui mentionnait des armes, ou même quoi que ce soit de vaguement combattant, ne pouvait qu'être attribué à un chasseur. Ça lui semblait naturel parce que c'était ainsi chez les Ereshaï ; d'ailleurs, même parmi les chasseurs, ils étaient assez peu à avoir des surnoms de ce genre.

Avant qu'Eve n'ait eu le temps de répondre, la discussion fut interrompue par un piaillement aigu, mais amical. Le dresseur se retourna, sachant déjà ce qu'il allait voir : une griffone trottinant dans leur direction, qui frotta sa tête contre celle de l'okanaki en arrivant à son niveau, avant de jeter un regard curieux vers l'étrangère. Amusé, le Loupiot désigna la jeune femme d'un geste.

« Kalya, je te présente Eve. Il se tourna vers l'okanakie avant de poursuivre : Eve, je te présente Kalya. Ça te dérange si elle vient avec nous ? J'ai l'impression qu'elle a envie de nous accompagner... »

La confirmation d'Eve n'étonna aucunement le dresseur, à cause de son ancien surnom, mais pas seulement. Il y avait aussi sa manière de bouger, même si pour le moment elle boitait et était sans doute loin du meilleur de sa forme, un petit quelque chose sur lequel Dhankin n'aurait pas su exactement mettre le doigt, mais qui lui faisait immanquablement penser aux chasseurs.

Il n'eut donc rien à répondre, sinon un vague signe de tête en guise d'acquiescement, mais même si ça avait été le cas, la conversation fut rapidement interrompue par l'arrivée de Kalya, bien décidée à ne pas laisser son compagnon partir sans elle, et toujours ravie, elle, de faire de nouvelles rencontres.

Occupé à gratouiller la tête de sa griffonne, le dresseur n'en remarqua pas moins l'expression pour le moins troublée d'Eve, sans pour autant savoir l'interpréter exactement. Avait-elle peur, ou était-elle simplement surprise ? Difficile à dire, mais en tous les cas elle n'était pas à l'aise. Malgré tout, elle accepta sa compagnie, au soulagement de Dhankin qui n'aurait pas aimé avoir à la renvoyer, et les questions qu'elle posa lui tirèrent un petit rire, amusé sans être moqueur.

« Elle va probablement se baigner oui, elle adore ça. Et elle comprend ce qu'on dit bien sûr, simplement pas tout à fait de la même façon que toi ou moi. Elle reconnaît surtout les intonations, certains mots et les noms. Et les gestes bien sûr. »

Même s'il avait déjà rencontré quelques okanakis aussi surpris qu'elle lorsqu'ils rencontraient un griffo, il en était toujours étonné, lui à qui leur présence semblait si naturelle et évidente. Il avait répondu avec bienveillance pourtant, sans la prendre de haut et sans jugement. Il se demanda encore une fois si elle n'avait pas été élevée par des mésorians, pour ne pas connaître les griffos, mais cela ne semblait pas coller avec ce qu'elle lui avait dit. Les mésorians n'avaient pas de chasseurs ni de surnoms, du moins de ce qu'il s'en souvenait. Il repensa aussi à une autre jeune femme qui avait plus ou moins la même mine qu'Eve en rencontrant Kalya, mais ce n'était pas un souvenir qu'il voulait faire remonter... À la place, il se concentra plutôt sur son "invitée" du moment, et laissa encore libre court à sa curiosité.

« C'est la première fois que tu vois un griffo ? »

Il n'y a avait toujours pas de jugement, simplement de l'intérêt qu'il ne cherchait plus à dissimuler ou à enrayer. S'il lui était difficile de ne pas laisser remonter son tempérament naturel avec la jeune femme, quand il s'agissait de griffos c'était tout bonnement impossible ! Ils s'étaient mis en route tout en parlant, et Kalya s'était insensiblement rapprochée de l'inconnue en marchant. Elle semblait prendre soin de ne pas la brusquer, sans aucun doute sensible à la gêne qu'elle avait montrée en la voyant arriver, mais était manifestement curieuse, et espérant peut-être y gagner quelques caresses.

Le dresseur remarqua son manège, mais ne fit pas de commentaire pour l'instant, préférant d'abord jauger de la réaction d'Eve – si elle s'en rendait compte elle aussi – avant d'intervenir dans un sens ou dans l'autre.

Finalement, elle avait bien été élevée par des okanakis, simplement par un clan qui n'avait pas de griffos. Dhankin était sûr qu'il y en avait plusieurs dans ce cas, pourtant la coïncidence le troubla, faisant à nouveau remonter des souvenirs qu'il préférait oublier. Il chassa de nouveau ces pensées, observant avec un petit sourire l'approche entre la jeune femme et la griffonne.

Le regard de Kalya alterna entre le visage de l'okanakie et sa main tendue, qu'elle renifla brièvement. Cela ressemblait davantage à une espèce de rituel ou de forme de politesse, tant il ne lui fallut guère de temps pour frotter sa tête dans la paume de la main. Il fallait dire que, pour protectrice qu'elle était, la griffonne se montrait rarement méfiante envers les étrangers, tant que ceux-ci ne lui donnaient pas de raison de l'être, et la présence d'Eve au sein du clan, et le fait qu'elle soit en compagnie du dresseur, semblaient être des gages plus que suffisants à ses yeux.

Ils arrivèrent bientôt au point d'eau, le clan s'étant installé à proximité immédiate, comme à son habitude. Elle aussi semblait sensiblement se détendre ; elle avait perdu sa mine renfrognée et relançait la conversation en posant à son tour des questions. Ce qui ne surprit guère le Loupiot, qui était habitué à ce que la présence de Kalya ait ce genre d'effet sur les gens. Et, si d'habitude il n'aimait pas trop parler de lui et préférait éviter de répondre et changer de sujet, c'était tout autre chose quand il s'agissait des griffos.

« Certains des jeunes, ou d'autres membres du clan viennent m'aider quand j'en ai besoin, mais je suis principalement le seul à m'en occuper, oui. J'ai toujours adoré passer du temps avec eux et venir les regarder, depuis tout petit. J'ai essayé plusieurs autres voie mais... c'était vraiment la seule chose qui me correspondait. J'ai même failli être chasseur ! ajouta-t-il avec malice. »

Ce genre de confession à une étrangère ne lui ressemblait pas vraiment, mais après tout ça n'avait rien d'un secret, tout le clan était au courant de ses déboires en tant qu'apprenti chasseur ; et puis, même si c'était lui qui en avait décidé ainsi, ça faisait un moment qu'il n'avait pas eu quelqu'un à qui parler...

Tout en répondant, il avait observé Eve se déshabiller et entrer dans l'eau, sans gêne aucune. La pudeur ne faisait pas tellement partie des mœurs Ereshaï, et il avait déjà vu des jeunes femmes dévêtues sans que ça ne porte à confusion. En l'occurrence, il voulait surtout s'assurer qu'elle ne risquait pas de perdre l'équilibre à cause de ses blessures, mais manifestement elle était prudente et stable sur ses pieds.

Une fois rassuré sur ce point, Dhankin fit beaucoup moins de manières qu'elle pour entrer dans l'eau : sans prendre le temps d'ôter son pantalon, il se mit à courir dans l'eau avant de plonger dès qu'il y eu assez de fond. La fraîcheur de l'eau lui fit un bien fou après la matinée d'effort physique sous le soleil et il en profita, retenant son souffle tant qu'il put avant d'émerger vivement pour prendre une grande inspiration.

Il émergea juste à temps pour entendre la fin du cri joyeux poussé par Kalya avant que celle-ci ne plonge à son tour après un court vol-plané. Assurée qu'elle ne risquait pas de faire fuir le poisson d'une partie de pêche, la griffonne semblait bien décidée à profiter elle aussi de la baignade. La griffonne s'ébroua, envoyant des goutte d'eau de tous les côtés, ses grandes ailes battant la surface et éclaboussant Eve, dans un geste qui n'était pas tout à fait innocent, à voir le regard malicieux qu'elle lui lançait. De toute évidence, elle l'avait choisie comme partenaire de jeu du jour, et le dresseur observait la scène d'un regard amusé, curieux de savoir comment la jeune femme allait réagir.

Eve avait manifestement bien pris la petite plaisanterie de Kalya, se laissant même aller à rire, mais soudainement elle se figea, et Dhankin se demanda ce qu'il lui arrivait, subitement inquiet. Il présuma d'abord qu'elle s'était fait mal, avait rouvert l'une de ses blessures, mais elle ne semblait pas souffrir, simplement être... tendue.

Le Loupiot hésitait à lui demander ce qu'elle avait, ne voulant pas non plus se montrer indiscret, mais le malaise sembla passer aussi vite qu'il était venu, le visage de l'okanakie s'apaisa et se mit à nager comme si de rien n'était. Kalya avait aussi senti la tension, et s'était immobilisée, lançant un regard interrogateur à son dresseur, qui ne put lui répondre que d'un haussement d'épaules dubitatif.

Toutefois, une fois l'instant passé, la griffonne finit bien vite par décider que le répit laissé à la jeune femme était bien suffisant et fit une nouvelle tentative, cette fois plus fructueuse, puisqu'Eve répondit enfin à sa provocation, à la plus grande joie de la concernée. Dhankin, pendant ce temps, observait la scène tout en restant légèrement à l'écart. Il aimait toujours voir les interactions des gens découvrant les griffos pour la première fois, et en l'occurrence il voyait bien que la jeune femme n'avait pas besoin de lui pour s'acclimater à la griffonne, aussi préférait-il ne pas interférer et les laisser s'apprivoiser l'une l'autre, sans se douter des messes basses qui étaient en train de se proférer à son sujet...

Il fut un peu surpris que l'attention revienne si vite sur lui, et de la question qui en découla, mais plus encore de la mention d'Asheema. Si la Chemenn avait le respect, et bien souvent l'affection, de la plupart des membres du clan, ses manières pour le moins directes faisaient que la plupart des étrangers préféraient éviter d'avoir affaire à elle si ce n'était pas absolument nécessaire... Il répondit néanmoins avec simplicité :

« On n'a personne dont ce soit le rôle dédié, c'est surtout moi et Chenoa Oiseau-Bleu qui nous en occupons, mais il y en a aussi quelques autres qui en font de façon plus ponctuelle. Ça dépend un peu de ce que tu veux, le style sera différent selon à qui tu t'adresses. »

Mais la question n'avait pas fait oublier à Kalya le petit complot mis en place : si elle n'avait évidemment pas compris précisément les mots prononcés par Eve, elle avait en revanche très bien saisi l'idée générale. Après s'être approchée du dresseur l'air de rien, elle étendit les ailes comme pour profiter du soleil pour sécher ses plumes, et les abattit avec force contre la surface de l'eau, offrant au Loupiot une douche généreuse. Le concerné lui lança un regard accusateur, démentit par son sourire amusé.

« Sale petite traîtresse ! »

Et il lui sauta dessus en représailles, enroulant son bras autour de son cou comme pour la couler, tout en sachant pertinemment que ça lui était parfaitement impossible à moins qu'elle ne se laisse faire. Mais la griffonne se prêta volontiers au jeu et plongea la tête sous l'eau, avant de la relever brusquement, projetant le dresseur amusé un peu plus loin. Une fois le chahut terminé, se dernier ramena son attention sur la jeune femme, pour reprendre la conversation comme si de rien n'était.

« Tu as une idée en particulier ? Pour ton tatouage je veux dire. »

Sans grande surprise, Eve était de mèche avec Kalya dans cette attaque sournoise dont le dresseur avait été victime... Il était content de voir que la jeune femme s'entendait bien avec la griffonne – pour la réciproque, ça n'avait rien de surprenant. Elle était déjà tout à fait à l'aise en sa présence et ne semblait pas garder la moindre trace d'inquiétude qu'un animal de son gabarit pouvait naturellement faire naître.

Quand elle répondit à sa question, Dhankin tiqua légèrement. Il connaissait le terme "acheter" bien sûr, les Ereshaï accueillaient et commerçaient assez souvent avec des mésorians pour ça, mais ça restait un concept très flou pour lui... Enfin, peu importait, en l'occurrence. La suite, en revanche, lui tira un hochement de tête approbateur : c'était une façon de faire qu'il appréciait, quel que soit le côté de l'aiguille où il se trouvait.

La question qui suit, en revanche, l'étonne à nouveau : il se serait attendu à ce qu'elle veuille au moins voir ce qu'il savait faire avant de lui demander d'officier sur elle. Certes, en l'occurrence, elle en avait plusieurs exemples sous les yeux, mais ça elle ne pouvait pas le savoir, tout au plus le présumer... Il se reprit toutefois, une fois l'instant de surprise passé, et finit par hocher la tête.

« Oui, sans problème. J'en ai déjà utilisé pas mal de fois. »

L'encre avait en effet un certain succès, auprès des chasseurs qui avaient besoin de protection, bien sûr, mais pas seulement : un certain nombre d'Ereshaï – et d'autres – dont lui-même, appréciaient tout simplement ses propriétés esthétiques.

Son sourire, rare désormais, lui revint quand elle l'interrogea sur ses propres tatouages. C'était là sa seconde source de fierté, quoi que plus discrète et réservée que celle provenant des griffos. C'est avec un entrain teinté de modestie qu'il répondit :

« Moi, pour la plupart. J'ai eu de l'aide pour les endroits compliqués à atteindre moi-même, et Chenoa m'a fait celui-ci – il se retourna pour lui montrer l'aile, unique, qui ornait son dos, désormais barrée d'une cicatrice bien refermée, mais d'aspect relativement récent, attendant quelques secondes pour lui laisser le temps de voir avant de reprendre sa position initiale pour continuer : mais c'est moi qui avais fait le dessin original pour qu'elle le reproduise. »

Manifestement, la conversation n'intéressait pas au plus au point Kalya qui, jugeant qu'on lui avait promis des jeux qu'on lui devait maintenant, choisit ce moment pour éclabousser abondamment les deux okanakis avant de faire mine de s'enfuir, espérant manifestement se faire poursuivre. Le dresseurs lança un regard désabusé à son interlocutrice.

« Elle joue les mamans avec les griffoins, mais je jure que parfois elle peut encore plus immature qu'eux... On en reparlera plus tard si tu veux, pour le moment elle ne va pas nous laisser tranquilles tant qu'elle n'aura pas eu ce qu'elle veut... »

Et, sans plus de manières, il plongea pour se lancer à la poursuite de la réclameuse.

La poursuite se mua bien vite en jeu, qui dura un certain temps. La griffonne se bagarrait joyeusement avec son dresseur, et incluait volontiers Eve, mais elle se montrait plus délicate avec la jeune femme, la taquinant gentiment tout en veillant à ne pas lui faire mal. La concernée ne se faisait d'ailleurs pas prier pour participer, avec prudence à cause de ses blessures, mais aussi avec une bonne humeur manifeste et contagieuse.

Quand elle partit s'asseoir au bord de l'eau, Dhankin la laissa seule un moment, continuant de taquiner un peu Kalya avant de la rejoindre. Il vint s'installer à côté d'elle, jetant un regard à sa cuisse en voie de guérison.

« Ça va ? »

Il ne s'inquiétait pas réellement, elle avait l'air en forme, mais c'était naturel pour lui de veiller sur les autres et, maintenant qu'il n'y prêtait plus attention et avait baissé sa garde, ses anciennes habitudes lui revenaient sans qu'il s'en rende vraiment compte. Il avait même retrouvé son sourire coutumier, même si une ombre demeurait au fond de son regard. Ayant laissé le temps à la jeune femme de répondre, il désigna la griffonne qui venait vers eux d'un geste du menton.

« Elle s'est bien défoulée, je pense qu'elle devrait nous laisser tranquilles maintenant. »

Comme pour le contredire, Kalya s'ébroua, envoyant sur eux une pluie de fines gouttelettes, son air très fière d'elle tirant un petit rire au dresseur. Mais effectivement, le temps du jeu était passé, et elle passa simplement à côté d'eux pour sortir de l'eau et aller s'allonger un peu plus loin, les ailes étendues au soleil pour faire sécher ses plumes. Le Loupiot l'observa le temps qu'elle s'installe, avant de revenir à Eve.

« Elle t'aime bien. »

Ce qui n'était pas en soi une grande affirmation : la griffonne aimait à peu près tout le monde, tant qu'on ne lui donnait pas de raison de ne pas le faire. Ce qu'il voulait dire bien sûr, sans doute sans le réaliser lui-même, c'était que lui appréciait sa compagnie, et que ce petit moment de détente lui avait fait plus de bien qu'il ne l'admettrait. Évidemment, elle allait bientôt repartir, elle aussi, mais tant qu'il le gardait bien en tête et veillait à ne pas oublier qu'il ne s'agissait que d'une parenthèse vite terminée, il pouvait bien profiter des agréables moments passés ensemble.

La réplique de l'okanakie tira un petit sourire au dresseur, qui se posa sur ses coudes dans la même position qu'elle pour profiter à la fois de la caresse du soleil et de la fraîcheur de l'eau. Il préférait toujours les Îles Jumelles, mais à cet instant, il devait bien avouer qu'Opale n'avait pas que des mauvais côtés, surtout quand on prenait soin d'éviter la saison chaude.

Il laissa son esprit divaguer, sans vraiment s'en rendre compte, et en vint à se demander si Kanaeko était toujours là, quelque part sur cette île. Était-elle toujours en vie, ou avait-elle trouvé la mort chez les Draoxi ? Il ne le souhaitait pas, évidemment ; mais dans le cas contraire, cela voulait dire qu'elle avait non seulement choisi de rester avec eux, mais surtout qu'elle avait sciemment décidé de les laisser sans nouvelles d'elle. De le laisser sans nouvelles... Et, même si c'était cruel, il n'était pas certain de préférer se dire qu'elle s'était fait une nouvelle vie et les avait tout bonnement oubliés...

Il sursauta légèrement quand Eve le tira de ses sombres pensées en lui posant une question, ayant plus ou moins oublié sa présence pendant qu'il se morfondait. Il avait perdu son sourire, mais le regard qu'il lui lança était toujours aussi amical quand il se tourna vers elle.

« Oh, ça... »

Il avait un certain nombre d'autres cicatrices, mais n'avait pas vraiment l'habitude d'être interrogé à ce sujet. La vie d'un dresseur n'était pas de tout repos, et il suffisait d'avoir vu les serres et le bec d'un griffo pour deviner d'où venaient la plupart de ses marques. Mais il était vrai que celle-ci se démarquait et était plus impressionnante que les autres, et pas seulement parce que c'était la plus récente. Avec tout ce qu'il s'était passé depuis, il en était presque venu à l'oublier... Il haussa légèrement les épaules, lançant un petit sourire énigmatique à Eve.

« Il y a à peu près une saison, une bête est entrée dans l'enclos des griffos. Elle avait faim, et les petits ne se défendent pas très bien... J'ai trouvé malin d'essayer de jouer les dresseurs avec elle. Sur le moment, ça semblait une bonne idée... Elle m'a fait comprendre qu'on ne jouait pas dans la même cour. »

Il racontait ça comme si ce n'était rien, mais il avait bien de la chance d'être encore en vie. Mais ça ne semblait pas vraiment l'affecter. En réalité, il s'en voulait surtout pour Thanos, qui avait été blessée bien plus gravement que lui, et avait failli perdre l'usage de ses mains à cause de son orgueil.

Il y avait plusieurs lunes qu'il n'avait pas repensé à cette histoire, comme si elle lui était sortie de la tête, alors qu'il était de ceux qui savaient de quoi il s'agissait, et donc du danger que ça pouvait impliquer. Il s'en voulut un peu de ne pas avoir davantage suivi les choses, de ne pas s'être intéressé à ce qui avait été décidé depuis. Il savait qu'une annonce avait été faite au clan quand Isha avait pris la place de chef, et présumait ou avait vaguement entendu dire qu'il profiterait de son voyage en terres mésoriannes pour en parler au nouveau Mâss, mais c'était bien tout...

De toute manière, ce n'était pas vraiment le moment de s'en inquiéter, et Eve n'était pas la personne avec qui en parler. Elle n'était pas là à ce moment-là, n'était pas concernée par la sécurité du clan, et semblait avoir bien assez de problèmes de son côté sans qu'il y rajoute une menace incertaine. Il laissa donc ces pensées de côté pour l'instant, et préféra s'intéresser à elle. Puisqu'elle avait pris l'initiative de l'interroger sur ses blessures, il se dit que cela lui donnait le droit d'en faire de même.

« Et toi, qu'est-ce qu'il t'est arrivé ? »

Difficile de savoir s'il parlait de ses anciennes blessures, ou de celles qui l'avaient amenée ici, et c'était volontaire : s'il était curieux, il n'aimait pas être indiscret, et il ne voulait pas la mettre mal à l'aise, aussi préféra-t-il lui laisser choisir ce qu'elle allait lui raconter. De toute manière, les deux l'intéressaient.

HRP:

Le regard rivé sur elle, Dhankin écoutait l'histoire d'Eve sans chercher à dissimuler son intérêt, ni sa surprise. Il avait déjà croisé des Torkos bien sûr, le clan en hébergeait assez régulièrement ; le plus souvent des affranchis en route vers une nouvelle vie, dans une cité libre ou ailleurs. Si, parmi les siens, le dresseur était plutôt musclé et bien bâti, il faisait bien pâle figure à côté d'un Torkos. Et les femmes n'avaient chez eux rien à envier aux hommes. Si Eve s'était battue contre deux d'entre elles, il n'était pas très étonnant qu'elle ait fini dans cet état...

En revanche, il était plus surpris par la mention de l'arc. Si certains de ceux qu'ils avaient hébergé s'y étaient vaguement intéressés, il ne se souvenait pas avoir jamais rencontré un Torkos qui savait manier cette arme, ni même qui ait montré un réel désir d'apprendre. Ils avaient la force pour eux et semblaient généralement préférer, assez logiquement, les armes lourdes aux armes à distance, qui demandaient davantage de dextérité que de force brute.

Il n'interrompit pourtant pas la jeune femme – il y avait de toute manière peu de chances qu'elle puisse répondre à ses questions, il doutait bien qu'elle et ses adversaires aient pris le temps d'arrêter de se battre pour discuter gentiment de leur équipement... – et fut surpris de constater qu'elle avait finalement décidé de répondre aux deux interprétations possibles de sa question.

Il ne réagit pas spécialement à la mention de son crime : encore une fois, il n'avait pas suffisamment d'éléments pour juger, et s'abstenait donc de le faire. Tuer un être humain, pour lui, pour beaucoup d'Ereshaï, n'était pas très différent de tuer un animal. L'acte en soi ne le choquait pas, il n'était ni bon, ni mauvais ; seules les raisons pour lesquelles il avait été commis l'étaient.

Raisons qu'elle avait apparemment refusé d'expliquer à son clan de l'époque, mais le châtiment lui semblait malgré tout excessif. Il essaya d'imaginer ce qu'il se serait passé si c'était arrivé ici, parmi les Ereshaï, bien que ce genre de violence soit particulièrement rare pour eux. Sans explication, le coupable aurait été banni, sans l'ombre d'un doute, mais il doutait bien qu'une telle punition lui aurait été infligée...

Ses réflexions et son opinion durent se voir dans ses yeux et dans la façon dont il regardait Eve, car elle reprit en insistant sur le fait qu'elle était la coupable dans l'histoire, et pas la victime. Étrangement, en l'entendant le dire, il en douta encore plus. Peut-être aussi justement parce qu'elle n'avait pas expliqué son acte, même en sachant probablement ce qui l'attendait en réponse à son silence. Même si son expérience dans le domaine était plutôt limitée, il lui semblait que les coupables cherchaient généralement à justifier leurs crimes de toutes les façons possibles, plutôt que de se murer dans le silence.

Bien sûr, il ne connaissait pas suffisamment son histoire, ni même elle, pour savoir si elle était dans le vrai ou non, mais quelque chose dans la manière dont elle en parlait lui donnait l'impression que c'était davantage un sentiment de culpabilité qu'une réelle objectivité qui lui faisaient dire ça. Mais évidemment, il pouvait se tromper...

Curieux malgré tout d'en savoir plus, il ne put s'empêcher de continuer à l'interroger, espérant qu'il n'allait pas l'offenser avec ses questions. Sa curiosité s'entendait dans sa voix, se mêlant à son habituel ton bienveillant, que cette histoire ne lui avait pas fait perdre.

« Pourquoi est-ce que tu as refusé de t'expliquer ? »

Il lui aurait bien demandé directement pourquoi elle avait tué cette personne – qui était-ce, d'ailleurs ? – mais ça lui semblait un peu trop intime pour qu'il se permette cette question. Il appréciait déjà beaucoup la franchise dont elle avait fait preuve envers lui alors qu'elle le connaissait à peine, il ne voulait pas en abuser. D'ailleurs il ajouta, avant qu'elle ait eu le temps de répondre à cette question, même si elle l'intriguait au plus haut point :

« Tu n'es pas obligée d'en parler si tu n'as pas envie. Je sais que j'ai souvent tendance à être plutôt indiscret... N'hésite pas à me dire si je vais trop loin. »

Le dresseur écoutait avec attention les paroles de la jeune femme, reconnaissant qu'elle accepte de continuer de se livrer ainsi à lui, en silence et sans jugement, comme à son habitude. Il finit pourtant par froncer légèrement les sourcils, d'incompréhension plus que de réprobation, avant de reprendre la parole d'une voix un peu distante, plus comme une réflexion personnelle que comme une véritable réponse :

« Si sa mémoire peut être salie par la vérité, c'est qu'elle ne mérite pas d'être honorée... »

Il ne cherchait pas réellement à contredire Eve, mais c'était ce que lui évoquait ses propos, qui éveillaient d'ailleurs plus de questions qu'ils n'apportaient de réponse. Était-elle la coupable qu'elle prétendait, ou davantage une victime qu'elle ne voulait bien l'admettre ? Du peu qu'elle lui en avait dit jusqu'ici, l'Ereshaï penchait très clairement pour la seconde solution, mais dans quelle mesure était-ce le reflet de la réalité, et dans quelle mesure simplement l'expression de ce qu'il voulait croire ? Il avait toujours eu tendance à voir bien plus les bons côtés des gens que les mauvais, et il commençait à se rendre compte que ce n'était pas forcément bon pour lui...

Il aurait aimé en savoir plus, mais il n'osait pas vraiment l'interroger davantage, ayant bien conscience d'en avoir déjà demandé beaucoup et ne voulant pas franchir la limite de l'indiscrétion sans vergogne. Aussi se contenta-t-il de hocher la tête quand Eve décida de conclure la discussion, retrouvant une ébauche de sourire.

« Si la place que tu as trouvée te convient, c'est le plus important. Son regard se perdit un instant en arrière, où il ne distinguait qu'à peine les fumées du campement, avant de ramener son regard sur Eve et reprendre d'un ton pensif : Je ne crois pas que je serais capable d'apprendre à vivre sans clan. Ils sont tout ce que j'ai. »

HRP:

Le sourire qui éclaira, malgré le sujet épineux qu'ils avaient abordé, le visage de la jeune, à sa façon un peu étrange à cause de la cicatrice qui le déformait sans pour autant lui ôter son charme, fit plaisir et rassura le Dresseur. Il le lui rendit d'ailleurs, l'air un peu amusé, avant de répondre à sa remarque en hochant la tête :

« C'est une remarque qui revient assez souvent... Je ne rends pas vraiment compte puisque je n'ai jamais rien connu d'autre, mais il semblerait que mon clan soit assez différent de beaucoup d'autres. »

Ça pouvait ressembler à de la vantardise ou de l'orgueil, mais il n'en était rien, il se contentait de constater ce que lui en avaient dit la plupart de ceux qu'il avait hébergé au cours des années. D'ailleurs, il n'en pensait pas pour autant que les Ereshaï étaient "mieux" que les autres – comme il venait de le dire, il ne les connaissait pas assez pour en juger, de toute façon – simplement qu'ils avaient un esprit et une façon de vivre qui leur était propre. Mais sans doute le cas de tous les clans, en fin de compte. Tous différents, et pourtant tous du même peuple, tous les enfants d'Eliwha.

À sa remarque suivante, il hocha de nouveau la tête et se contenta de lâcher un petit « Oui... » un peu nostalgique. Oui, il avait beaucoup de chance de les avoir, même s'il avait tendance à l'oublier parfois, surtout ces derniers temps. Ou peut-être pas. Peut-être que c'était au contraire la conscience aigüe de cette chance qui faisait qu'il était si effrayé à l'idée de finir par les perdre tous un par un...

Quand elle reprit la parole, son cœur manqua un battement et il ne put s'empêcher de ciller en entendant ce nom inattendu. S'il ne l'avait pas entendu, ou en tout cas pas retenu lors de la première visite de Croc-de-Ligor, il avait fini par apprendre à le retenir. Non seulement lorsqu'elle était revenue mais aussi, surtout, au moment du départ de Kanaeko...

Même s'il s'efforçait de ne pas montrer de réaction, son visage s'assombrit alors que mille pensées tournoyaient dans sa tête. La coïncidence lui semblait un peu grosse. Eve lui avait déjà à quelques occasions rappelé Croc-de-Ligor quand ils s'étaient rencontrés, mais ça... Est-ce qu'il y avait un dieu du Destin, en train de lui jouer une farce cruelle ? Est-ce que ce n'était vraiment qu'un hasard ?

Et la pensée que Kanaeko était partie là-bas, après ce qu'Eve venait de lui raconter... Était-elle seulement encore en vie ? Avait-elle été purement et simplement exécutée sur place ? Aurait-elle pu choisir de rester dans un clan qui chassait les siens à la façon dont Eve l'avait été ?

Tout ce à quoi il évitait soigneusement de penser depuis si longtemps lui revenait soudain en pleine figure avec la force d'un ouragan. Sans comprendre d'où elle venait, ni même chercher à le faire, il sentit la nausée monter en lui. Subitement l'immobilité lui pesa et il ressentit le besoin de bouger, de marcher, peu importe vers où. Il se leva, un peu trop brusquement pour que le mouvement paraisse naturel, et avança de quelques pas avant de parvenir à articuler le moindre mot. Quand il parla, ce fut d'une voix atone.

« On devrait rentrer au camp... Aoki va finir par s'inquiéter. »

HRP: