Yeux mis-clos et foulée souple, Abysse déambulait dans les rues de la cité. A force de représentations, elle s'était peu à peu forgée une réputation dans celle-ci. Pourtant, malgré les jours passés en son sein, la jeune femme était bien en peine de connaître tous les recoins de la ville. Puisqu'elle n'avait absolument rien de prévu pour la journée, elle s'était mise en tête de la visiter. Elle avait bien l'intention de dénicher les meilleures adresses, découvrir les moindres merveilles de la cité. Et puis, ce dont elle raffolait le plus, c'était laisser traîner ses oreilles au grès de ses promenades et surprendre les conversations des badauds.

Alors la voilà qui traversait une foule dense et compacte, usant de son agilité naturelle pour esquiver les silhouettes imposantes des citadins. Beaucoup l'ignorait, la plupart ne la voyait simplement pas. Mais rien ne lui échappait à elle. Les sens aux aguets, elle retenait absolument tout ce qu'elle voyait. Et toutes ces effluves qui agressaient vos sens ! Abysse aimait les marchés. Les marchands hurlaient pour vendre leur produit face à une foule hagarde et pressé. C'était un spectacle humain impressionnant. Tant de personnes et tant de différences !

Tout à coup, un éclat de voix bien différent des autres attira notre frêle danseuse. A quelques mètres de là, une marchande malmenait une jeune femme. Deux choses retinrent l'attention d'Abysse : la taille de cette dernière et ses attitudes. Nul doute qu'il s'agissait d'une Okanaki. Quant à sa tenue, elle ne laissait plus aucun doute sur la nature de cette inconnue. Abysse demeura un instant interdite, les sourcils froncés. Elle ne savait quelle attitude adopter, oscillant d'un pied sur l'autre. D'une nature discrète, il n'était pas dans ses manières de s’immiscer ainsi dans les conflits. Bon sang, c'était l'une des siens qui était en train de se faire malmener par la mégère Mésorianne.


Plantée au milieu de la foule en mouvement, elle esquiva deux coups d'épaules avant de reprendre mouvement. Abysse mit de côtés ses appréhensions, chassant les démons qui la poussaient à fuir les siens, et s'interposa entre les deux protagonistes. Les poings plantés sur les hanches, elle se redressa de sa petite stature ; remarquant du coin de l’œil qu'elle surplombait légèrement l'autre Okanaki. La Mésorianne, quant à elle, la dépassait de plusieurs têtes. Abysse lui décocha un sourire et s'adressa en ces termes :

- Allons, nul besoin de s'emporter noble dame !

Elle fit danser une pièce dans ses mains. Cette dernière tressautait entre ses doigts en quelques danses vertigineuse.

- Un gallion pour réparer les dommages et nous emportons la moitié des fruits abîmés. Les autres feront une bonne sauce à n'en point douter.

D'un claquement de doigt, elle lança la pièce en l'air. La mégère la saisit du bout des doigts, manquant de choir elle-même sur ses propres marchandises. Abysse s'inclina bien bas, empruntant quelques manières théâtrales. Elle saisit une cagette des tomates abîmées, fit volte-face et la tendit à l'Okanaki. Elle lui décocha un clin d'oeil.

- Allez, tiens, fais attention où tu mets les pieds et filons.

Abysse s'engouffra dans une percée créée par la foule sans vérifier que l'Okanaki était sur ses talons. Elle devait sans doute peiner avec son nouveau fardeau. La danseuse refusait pourtant de jeter un seul regard en arrière. Une multitude de doutes et de craintes commençaient déjà à l'assaillir. Elle regrettait de s'être faite ainsi remarquée. Elle n'aurait sans doute mieux fait de ne pas agir, passer tranquillement son chemin. Quelques élans de compassion pour cette jeune femme l'avait poussée au devant de bien des tourments.

Elle se mordit légèrement la lèvre lorsqu'elle l'entendit l'appeler. Abysse stoppa net son élan et se retourna d'un bloc, presque mécaniquement. L'Okanaki lui indiqua du menton une ruelle moins fréquentée et s'y dirigea avec son chargement. Abysse poussa un soupir, résignée, et lui emboîta le pas. Elle devait absolument prendre le dessus sur ses appréhensions, dominer ses peurs coûte que coûte. Il était temps pour elle de les affronter et de les surmonter. Elle ne pouvait fuir indéfiniment. Eliwah ne le permettrait pas !

L'Okanaki déposa avec soin son chargement et la salua d'une manière bien solennelle. Abysse ne put lui rendre qu'un sourire navré. Elle lui faisait bien trop d'honneur. Voilà que la jeune femme se disait redevable et voulait absolument s'acquitter de sa dette. Abysse eu une grimace gênée, manquant presque d'osciller d'un pied sur l'autre. Que pouvait-elle lui répondre ? Il était tout naturel que l'Okanaki réagisse ainsi avec elle. Il fallait absolument qu'elle n'attire pas plus l'attention à son sujet. Les bras croisés sur sa poitrine en un signe protecteur, Abysse prit la parole d'une voix détachée.

- Tu ne me dois rien Neytiki. Je n'ai fais que ce qui me semblait juste. A nos yeux, les Mésorians ont des mœurs très...particuliers disons. Ils n'en sont pas mauvais pour autant.

Elle se détendit quelque peu et salua à son tour l'Okanaki.

-  Je suis Abysse Oeil-de-Lynx.

Évidemment, il était inutile de lui inventer quelques clans. Abysse n'en avait plus depuis quelques temps déjà. Son regard était suffisamment évocateur. Elle était une ostracisée, tout simplement. Abysse serra davantage ses bras contre sa poitrine. Elle secoua doucement la tête de droite à gauche. Les mots restaient péniblement coincés dans sa gorge. Elle poursuivit d'une voix rauque.

-  Je ne veux pas te manquer de respect, Neytiki, mais je ne tiens pas à rencontrer les tiens. Ma situation est assez...pénible.

Abysse plissa les yeux, fixant la jeune femme sous un nouvel angle. Elle semblait sérieuse, plus qu'honnête en vérité. La danseuse lui offrit un sourire triste, réconfortée par l'attitude amicale de l'Okanaki. Cette dernière avait laissé derrière elle les embrouilles avec la marchande et arborait une mine radieuse. Sa joie de vivre était presque contagieuse. Alors Abysse se souvint des siens, de ce qu'elle était avant l'accident. Elle ferma les yeux et inspira profondément.

- D'accord, lança-t-elle dans un souffle.

Elle rouvrit les yeux et lui offrit un sourire convaincu. La bourrade de Neytiki termina de convaincre la jeune femme. Elle se détendit davantage et retrouva à son tour sa bonne humeur naturelle. L'Okanaki avait eu le don de lui faire oublier les démons qui la tourmentaient. Pour un instant du moins.

- Je veux bien te suivre alors, laisse moi t'aider avec la bouillie de tomates.

Elle se pencha et saisit un côté de la cagette tandis que Neytiki s'occupait de l'autre. Elles reprirent le chemin, guidée par l'Okanaki. Abysse, quant à elle, ignora superbement les regards curieux qui se posaient sur elles.

- Ton clan, Mauste, est originaire de l'île j'imagine ?

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