Baldrikxi est né enfant unique et mourra enfant unique. Ses parents n'eurent malheureusement pas la possibilité de lui offrir un frère ou une sœur, car le destin foudroyant qui les attendit les frappa de plein fouet avant même qu'ils n'aient eu le temps d'ouvrir les yeux pour le voir. Cependant, toute chose qui arrive a du bon et n'est pas forcément mauvaise. Car, en effet, Baldrikxi considère sa relation avec ses parents comme unique et estime que, s'ils étaient morts plus tard, peut-être ce lien aurait-il était moins important ou se serait-il rompu au fil du temps. A la place, il a eu le privilège d'être très fusionnel avec son père et sa mère, connaître le moindre de leurs secrets et apprendre d'eux tout ce qu'ils avaient à lui apprendre. C'est ainsi qu'il est devenu un véritable Okanaki, ancré dans ses traditions et fidèle à son peuple, dévoué pour lui.


 

Plume d'Argent

Je me souviens de cette fois-là... C'est à partir de ce moment précis que j'ai adopté ce nom « Plume d'Argent ». Ce fut un événement assez grotesque, improbable, et qui s'est pourtant réalisé. Qui me croirait si je racontais une telle histoire ? Et combien riraient de moi ?

C'était un banal jour de chasse aux côtés de mon père. Nous traquions le gibier comme d'accoutumée et nous avions flairé une piste. Nous ne comptions plus les minutes ni même les heures et le soleil commençait à décliner, le jour à s'assombrir, la chaleur à se dissiper. Pourtant, nous n'étions pas prêts d'abandonner notre proie, car il fallait nourrir notre famille. C'étaient mes débuts de chasse et mon père m'apprenait à décrypter la moindre trace laissée par un animal, mais il ne s'arrêtait pas là. Mon apprentissage était loin d'être terminé. Il y avait tant de choses à apprendre, à connaître. J'essayais d'appliquer chaque règle que mon père m'enseignait, mais ce n'était pas toujours évident.

Ce jour-là, nous ne l'avions pas vu. Nous ne l'avions pas entendu. Nous ne l'avions pas senti. Il était déjà trop tard lorsque le sifflement s'était fait entendre et en une fraction de secondes, je savais que l'un de nous serait mort et ne rentrerait pas au camp. Pourtant, ni cri de douleur ni soupir ne se firent entendre, simplement un bruit sourd. Et lorsque je baissai les yeux, ce fut pour y voir un oiseau mort, une flèche fichée dans son flanc. Le sang coulait sur ses plumes aux reflets argentés. Il se trouvait à quelques mètres de moi, dans ma ligne de mire. J'étais celui qui aurait dû mourir cette nuit-là et cet oiseau m'avait sauvé la vie. C'était une simple coïncidence. Il s'était trouvé là au mauvais moment au mauvais endroit, mais il m'avait permis de vivre ma vie et il me fallait faire honneur à sa mémoire. Et comme le reflet de ses plumes me rappelaient l'argent, je décidai ainsi d'adopter le nom « Plume d'Argent », en la mémoire de ce brave oiseau.

A l'instant où l'oiseau s'était écrasé sans vie dans l'herbe sèche, je relevai la tête. Le buisson en face de mon père et moi bruissa et nous vîmes une silhouette s'échapper à toute vitesse. Avant que je ne puisse réagir ou même prononcer le moindre mot, mon père se lança à sa poursuite et je n'eus malheureusement pas d'autres choix que de le suivre. Il fallait que je le protège contre tout danger et il était hors de question de le laisser se perdre dans cette immense forêt. Je craignais de ne plus le revoir et s'il devait lui arriver quelque chose, je voulais être là. Être là pour lui.

Nous courions donc sur les sentiers battus, mais suivre l'inconnu était difficile. Il nous fallait enjamber les fougères et des branches nous griffaient le visage et le corps. Pourtant, infatigables, nous continuions malgré les obstacles. Rien ni personne ne pouvait arrêter mon père. Je le sentais très en colère à l'égard de cet étranger qui avait tenté d'assassiner son seul enfant, la chair de ses entrailles, son propre sang. Il lui fallait le punir d'une façon exemplaire afin qu'il comprenne que s'attaquer à notre famille ne lui rapporterait rien de bien glorieux, et ce n'était ni la végétation luxuriante de la forêt ni même ses animaux hostiles qui allaient l'en empêcher. Chaque branche qui déchirait ma peau me faisait un peu plus l'effet d'un coup de fouet et je commençais sérieusement à éprouver quelques difficultés à respirer, mais la peur de perdre à jamais mon père me donnait des forces et me poussait à le suivre.

Pourtant, un peu plus à chaque seconde qui s'écoulait, sa silhouette s'éloignait, devenait un peu plus petite et puis... plus rien.

Le souffle court, je m'arrêtai. Il me fallut cesser de respirer un court instant pour écouter les bruits de la forêt en espérant entendre une agitation anormale qui signifierait la présence de mon père, mais rien. Tout me semblait étrangement calme et silencieux. Pas un son, pas un bruit. Pas même le gazouillement d'un oiseau. Rien. C'était le néant.

- Père ? je fis d'une voix étranglée, pris par la panique. Père, où es-tu ?

Seul le silence me répondit et je commençai à craindre le pire. Il y avait quelque chose d'anormal dans l'atmosphère, quelque chose qui effrayait les autres animaux. Perplexe, je lançai quelques regards hâtifs autour de moi, le cœur battant à tout rompre. Quelques minutes s'écoulèrent sans que rien ne se produise. Croyant être à l'écart de tout danger, je tentai encore d'appeler mon père dans le vain espoir qu'il me réponde enfin. A mon troisième appel, j'entendis un sombre grognement et crus sentir mon cœur cesser de battre.

Ce grognement-là, combien de fois mes parents me l'avaient-ils décrits ? Combien de fois m'avaient-ils mis en garde ?

Je reculai d'un pas en direction des fougères où j'espérais pouvoir m'abriter, mais le craquement d'une branche brisa l'atmosphère. Et je me figeai. Les branches s'écartèrent alors pour laisser apparaître un Groll, chose que j'avais redoutée. Voilà pourquoi les oiseaux s'étaient tus, voilà pourquoi le vent ne soufflait plus, voilà pourquoi les buissons ne bruissaient plus. Tout laissait croire que ce Groll était affamé et son air sévère me laissait penser que j'étais la proie idéale. Ses yeux perçants me transperçaient de parts en parts. Seulement, mon père m'avait enseigné que les Grolls se promenaient et chassaient habituellement par paires. Lui était seul. Où était l'autre Groll ?

Ce dernier renifla bruyamment et regarda autour de lui en grommelant un mot qui me sembla être « compagne ». Il marcha d'un pas lourd dans ma direction, mais je ne cillai pas et restai de marbre. Finalement, il m'effleura à peine le bras et disparut derrière moi, dans les fougères. Mon soulagement fut grand et je n'attendis pas une seconde de plus pour m'élancer à nouveau à la recherche de mon père.

Je me souviens de ce temps-là, où...

Ce fut l'un des jours les plus douloureux de mon existence, outre le jour de la chasse. Je n'ai plus retrouvé mon père depuis, et je soupçonne qu'il ait été tué. Je n'en sais trop rien, mais ma tristesse a été profonde et je me sens coupable de sa disparition. Jamais je n'aurais dû le perdre de vue. Jamais nous n'aurions dû chasser ce jour-là.

Ma mère a pleuré durant plusieurs lunes. J'entendais ses sanglots dans mon sommeil et chaque matin, je me réveillais avec son visage baigné de larmes devant moi. Je la voyais dépérir de jour en jour, à tel point que j'étais convaincu qu'elle allait se laisser mourir. Cependant, lorsqu'elle comprit qu'un enfant grandissait en son sein, fruit de son mari disparu, elle combattit pour vivre et élever cet enfant, car son mari n'aurait sûrement pas accepté qu'elle se laissât emporter par la mort en laissant leur bébé partir avec elle. Il aurait voulu la voir vivre, il aurait très certainement voulu la voir heureuse, nous en étions farouchement convaincus. De jours en jours, je la voyais qui reprenait des forces. Son visage avait retrouvé ses couleurs, les cernes sous ses yeux avaient disparu, et un sourire naissait même au coin de ses lèvres de temps à autres. Parfois, je la surprenais à caresser son ventre rond et l'idée de la savoir heureuse me remplissait d'une joie immense.

Je prenais soin d'elle car je tenais à elle comme à la prunelle de mes yeux. C'était sans aucun doute ce que père aurait voulu. Du royaume des morts, il aurait été capable de me l'ordonner. Maintenant, il était probablement bien là où il était, et peut-être même nous observait-il. Il devait être heureux de nous savoir en vie, à prendre soin l'un de l'autre et à voir son fils devenir un véritable homme. Je rapportais la nourriture, je troquais sur les marchés, et je nous construisais un véritable petit foyer où le bébé pourrait grandir en toute quiétude.

Ma mère était pleine de joie et attendait le jour de l'accouchement avec impatience. C'était mon cas également. Cependant, si nous avions su, je crois bien que nous aurions été capables de le sacrifier pour qu'elle lui survive. Les choses ne se sont pas tout à fait passées comme nous l'avions prévu. Ça a été pire qu'iminaginable.

Même l'image d'un Groll déchiquetant un Mésorian est bien moins horrible à voir que la souffrance sur le visage de ma mère baignant dans son propre sang.

Lorsqu'elle ressentit les premières contractions, je vis la joie mêlée à la douleur se peindre sur son visage. Le jour était enfin arriver, nous allions accueillir un nouveau membre de la famille parmi nous. Elle essayait, entre ses cris, de deviner s'il s'agissait d'une fille ou d'un garçon et tentait de lui trouver un prénom. Les contractions se rapprochaient et plus le temps passait, plus elles devenaient douloureuses. Elle hurlait, s’époumonait, poussait, mais rien ne venait, et je la voyais qui souffrait, se crispait. Et toute joie s'était effacée de son visage. Elle était devenue blême.

Ce fut à cet instant précisément que je compris que quelque chose n'allait pas. Et lorsque je baissai mon regard, ce fut pour y avoir du sang souiller ses cuisses et imprégner la terre. L'horreur se lisait parfaitement sur mon visage, et la détermination sur le sien. Nul besoin de mots pour comprendre ce qu'elle voulait mais pourtant je restai impassible, comme si j'attendais que sa voix claque comme un coup de fouet dans l'air et me gifle pour me faire revenir à la réalité, confirmant ainsi mes pires craintes.

- Il faut que cet enfant vive, Baldrikxi. Tu devras t'en occuper. Fais-le pour ton père et moi, mais je t'interdis de nous laisser mourir tous les deux. Tu as compris ? BALDRIKXI !

Je me ressaisis et secouai vivement la tête en bafouillant un petit « oui », le cœur palpitant et les larmes aux yeux. De sa main tremblante, elle me tendit un tolohok, celui que je garde aujourd'hui avec moi.

- Tu es un homme, tu peux le faire, j'en suis sûre, poursuivit-elle en retenant ses cris, alors que des gouttes de sueur perlaient à son front. Tu prendras bien soin de lui, d'accord ?
- Oui, mère...

Il fallait que j'obéisse. Ce fut un véritable bain de sang. Et ses cris aujourd'hui me hantent encore. Parfois, il me semble les entendre encore. Pourtant, jamais je n'entendis les cris du bébé se mêler à ceux de ma mère. Elle avait rapidement compris qu'il y avait quelque chose d'anormal, mais n'eut pas le temps de paniquer et pleurer qu'elle poussait déjà son dernier soupir. Moi, je m'emparai d'un petit corps frêle et sans vie entre mes bras ensanglantés tandis que des larmes chaudes et salées ruisselaient sur mon visage. Tout cela n'avait servi à rien. Ce bébé était mort dans son ventre, mort avait de naître. Elle s'était sacrifiée pour une cause perdue. Elle était morte inutilement. Pris entre la tristesse et la colère, je sentis une rage soudaine m'envahir et saisis le tolohok de ma mère pour transpercer la dépouille de l'enfant en pleine poitrine une centaine de fois, hurlant ma colère.

Finalement, le soir venu, j'enveloppai ma mère et son enfant dans un tissu de lin et la déposai avec grand soin dans la rivière la plus proche. Le courant les emporta à jamais...